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La vérité sur les menteurs

Le Vif

Le mensonge devient pathologique quand il finit par absorber le menteur partout et toujours. Jusqu’à la chute, un retour brutal à la réalité, avec une prise de conscience. Mais était-il vraiment inconscient de ses mensonges ?

Si le mensonge a été reconnu comme pathologique en 1891 par Anton Delbrück, un médecin allemand, ce n’est qu’en 1905 qu’est né le terme mythomanie : un néologisme construit autour de mythos (fable) et manie (folie) par Ernest Dupré, un psychiatre français, qui le qualifie de : « tendance pathologique, plus ou moins volontaire et consciente, au mensonge et à la création de fables imaginaires. » Plus d’un siècle plus tard, Xavier Fiszbin, chercheur à l’ULB, qualifie la mythomanie de trouble dans lequel un individu est tout entier absorbé, partout et toujours, par ses mensonges. Sans pouvoir toutefois se prononcer sur la conscience que le mythomane pourrait avoir de ses mensonges.

Mythomanie et mensonge pathologique sont deux façons distinctes parmi d’autres de désigner un même trouble. La classification psychiatrique a toutefois tendance ces dernières années à faire disparaître la première.

Un symptôme isolé ? Définir la mythomanie, c’est se lancer à corps perdu dans un travail malaisé. La mythomanie ne rencontre en effet pas encore de consensus au sein de la communauté psychiatrique, malgré un accord sur ses principaux traits. Le flou règne encore lorsqu’il s’agit de dire si l’on considère la mythomanie comme un symptôme isolé ou comme une facette d’un syndrome plus large. Certains observent que ce mensonge pathologique peut apparaître chez des personnes saines d’esprit, non déficientes intellectuellement ou épileptiques. Ce qui indiquerait dans ce cas que le mensonge pathologique n’est pas un effet secondaire d’une autre pathologie psychiatrique. Toutefois, cette opinion est loin d’être partagée. D’autres observent que les menteurs pathologiques mènent généralement une vie normale dans bien des domaines, sains d’esprits et bien intégrés. Fin des années 90, une nouvelle hypothèse voit le jour : le mythomane souffrirait plus que d’autres de dysfonctionnements du système nerveux central. Ainsi, Bryan King et Charles Ford, psychiatres, identifient plusieurs dysfonctionnements neurologiques chez leurs patients mythomanes : épilepsie, EEG anormal, traumatisme crânien, infection du système nerveux central. Mais les données manquent pour se prononcer définitivement, estime aujourd’hui Katie Treanor, docteur en psychologie. (3) La cause la plus probable, conclut-elle dans sa thèse, est celle d’un contexte psychosocial troublé, par la perte précoce d’un parent par exemple, contexte dans lequel le mensonge pathologique a alors valeur de fuite et de refuge.

La mythomanie : pourquoi ? Plusieurs causes peuvent être à l’origine de « mensonges pathologiques » : le besoin de compenser un sentiment de vide existentiel, l’exposition à des situations hautement stressantes, à des traumatismes ou à des événements de vie insurmontables. Comme cette enfant – petite fille soi-disant sauvée par les loups dans la quête de ses parents déportés – racontant son périple à travers l’Europe : « Misha ne fait que transposer en une fiction grandiose et terrifiante ce qu’elle se racontait petite fille, sous son lit, dans sa forêt imaginaire peuplée de peluches. Elle avait quatre ans et demi, on lui avait pris son père et sa mère (…) ». (4) Ces souffrances peuvent amener certains à se fabriquer un autre soi. Pour s’échapper. L’on parle alors d’une reformulation biographique, voire d’une métamorphose. Misha, traumatisée par la honte d’être fille de traître, a usé de l’histoire, non pas pour le gain, mais pour se faire remarquer, se faire enfin aimer après avoir supporté si longtemps l’opprobre.

Conscient de ses mensonges ?

Le débat sur la conscience de ses mensonges de la part du menteur pathologique n’est pas neuf. Le mensonge semble impulsif et non planifié. Dès lors, l’on s’est demandé si le mythomane avait réellement un contrôle total sur son comportement. L’absence a priori de raison au mensonge, ou de bénéfices identifiables, sa nature répétitive en dépit de conséquences négatives sur la réputation du mythomane et sur sa qualité de vie, amènent certains observateurs à en douter. Le commentaire de Misha est éclairant sur ce point : « Je ne mentais pas. C’était mon histoire, celle que je m’étais racontée au fil des années, celle en laquelle je croyais. C’était mon histoire, je n’en avais plus d’autre. »

Celui de Jean-Claude Romand, qui s’était inventé une vie de médecin et chercheur pour l’OMS, dont le mensonge l’a amené à tuer sa famille, l’est tout autant : « Je me mentais à moi-même [… ] je n’avais pas la sensation de mentir : c’était comme si il y avait deux réalités et pour moi, ce que je disais c’était la réalité. » (5)
D’autres, par contre, ont observé que lorsqu’on persiste à prendre en défaut le mythomane, il peut en venir à reconnaître une partie de ses mensonges, démontrant par là une capacité à raisonner logiquement. Misha avoue : « J’ai menti, oui, mais je l’ai fait pour nous sauver. Réhabiliter mon père, donner un sens à la mort de ma mère, et me sauver, moi, en me permettant de respirer dans ce monde. »

Certains chercheurs pensent d’ailleurs que le mythomane ne croit pas à ses histoires dès le départ. Il joue un rôle, voit comment son public réagit, répète l’expérience, en s’évertuant à ce que son passé adhère à son nouveau présent. Le tout dans une recherche d’équilibre pour ne pas éveiller le doute chez l’interlocuteur. Mais quand cet équilibre est trouvé, le mythomane s’enlise dans ses mensonges et finit (presque) par en oublier la réalité. Le personnage se fabrique donc dans le temps et avec la complicité généralement inconsciente de l’autre.

Le rôle de l’auditoire

Le rôle de l’autre est central dans la construction de tout un chacun. Pas de dérogation à la règle dans le cas du menteur. Si le répondant « ne marche pas », le mensonge ne prend pas. Et le mythomane reste seul avec ses illusions, ses souffrances. Par contre, si la fable rencontre créance, l’autre alimente à son tour le récit et devient malgré lui co-créateur du mensonge. Le processus s’enclenche et les couches successives de mensonges finissent par dissiper la réalité. Misha a dû ressentir cette force positive de l’autre lors de ses conférences : « Les gens l’aiment ! Elle qui s’était toujours sentie rejetée s’aperçoit maintenant que le récit de sa vie lui attire une foule d’admirateurs transis, tous désireux de devenir ses amis. À peine prononcé le dernier mot, le public s’agglutine autour d’elle. On veut la toucher, l’inviter à dîner, l’assurer de son soutien, lui demander un autographe, une photo. On la supplie de revenir. » L’affaire Jean-Claude Romand démontre également le rôle de l’autre dans la pathologie : « Personne n’a cherché à vérifier, si bien qu’à aucun moment je n’ai eu la capacité de remettre les pieds sur terre. » Quand personne ne vous ramène à la réalité, la voie vers la mythomanie devient royale. Car les balises du réel disparaissent, laissant toute latitude au mensonge.

La multiplication des récits fictifs a des conséquences directes sur l’entourage et sur le milieu du travail. La confiance se perd et les relations se détériorent. La vie sociale se réduit, la vie professionnelle se dégrade. La mythomanie finit souvent par noyer le mythomane dans un tourbillon de mensonges. La situation devient ingérable. Et le voilà finalement démasqué, emporté dans une nouvelle crise existentielle où la distinction fiction-réalité est à nouveau au centre de ses préoccupations. Pour remettre de l’ordre. Et faire peut-être enfin face à cette réalité qu’il avait voulu fuir.

Par Sandrine Mathen

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