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« L’instinct mathématique est très humain »

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

A 65 ans, Ingrid Daubechies enseigne aux Etats-Unis, à l’université Duke, après avoir été la première femme élue professeure à Princeton. Spécialiste des ondelettes, une technique de compression d’images, la mathématicienne belge voit ses apports en mathématiques s’étendre bien au-delà de sa discipline. Et bat en brèche le préjugé selon lequel les filles seraient moins douées pour les maths que les garçons.

Malgré une renommée internationale parmi vos pairs, le grand public, surtout francophone, vous connaît peu.

Oh, ce n’est pas très grave ! Mais j’accepte toutes les sollicitations d’interview parce qu’elles prouvent qu’il y a des femmes qui trouvent leur bonheur dans les maths. Il existe un formidable réservoir de femmes talentueuses qu’il faut mettre en avant, condition essentielle pour créer des vocations auprès des jeunes filles. D’autres sciences manquent de femmes, ce n’est pas spécifique aux maths, mais pour notre discipline, c’est pire.

Le film Gravity, en 2013, tourné en grande partie en images de synthèse, c’est bien à vous qu’on le doit ?

Disons que j’ai travaillé sur une famille de fonctions, les ondelettes. Celles-ci sont une manière de diviser l’image et d’en extraire l’essentiel selon l’échelle désirée.

En résumé, vous avez trouvé la solution permettant aux ondelettes de se répandre.

Oui, j’ai mis au point une technique de compression d’images sur la base d’algorithmes rapides de calcul. Le format qui s’en inspire est JPEG 2000, qui sert surtout pour les vidéos de haute définition ou les images médicales ou scientifiques. Ce qui signifie un gain d’espace de stockage et un gain de temps quand il s’agit de les transmettre via les réseaux : on l’utilise dans des domaines aussi différents que l’analyse harmonique appliquée et numérique, le codage numérique, la compression d’images évidemment, la réduction des bruits, l’imagerie médicale, l’archivage de données, le cinéma numérique, l’amélioration des images issues de télescopes spatiaux ainsi que la détection récente des ondes gravitationnelles.

J’ai eu mes meilleures idées en allaitant ! L’ocytocine a sans doute dopé ma créativité.

Les mathématiques vous ont aussi ouvert les portes de l’art…

Oui, le musée Van Gogh d’Amsterdam a fait appel à moi. Il s’agissait de mettre en évidence des différences de style entre Vincent Van Gogh et des peintres proches, reconnaître différentes périodes de l’artiste, ou encore – au-delà de Van Gogh – éliminer les craquelures du retable de L’Agneau mystique des frères Van Eyck. Ce qui nous a permis de  » lire  » dans l’un des livres entrouverts et d’y reconnaître un texte de saint Thomas d’Aquin !

A quoi vont servir les maths dans les prochaines années ?

Mathématicien, c’est un métier polyvalent, dans lequel on peut être appelé à travailler, dans tous les domaines, de l’informatique, de la technologie, dans les data sciences, la biologie… Partout, des mathématiciens viendront optimiser les choses, occuper certaines niches, écrire des algorithmes…

Comment se porte votre discipline ?

Elle est extrêmement féconde, plus vivante que son enseignement. Les maths sont une activité d’équipe, beaucoup moins solitaire qu’hier. Je constate que les jeunes mathématiciens aiment sortir de leur cocon, se rencontrer, échanger. Un universitaire spécialiste de la poésie allemande du xviie siècle ne connaît rien de la poésie allemande du xvie siècle. Une telle chose est inimaginable en mathématique. La médaille Fields ( NDLR : la plus haute distinction attribuée aux mathématiciens de moins de 40 ans) couronne d’ailleurs ceux qui tissent des ponts entre les différents domaines de leur discipline.

Sandra Bullock et George Clooney dans Gravity, sur lequel a travaillé Ingrid Daubechies.
Sandra Bullock et George Clooney dans Gravity, sur lequel a travaillé Ingrid Daubechies.© valentin bianchi/hans lucas

Quelles sont les qualités essentielles d’un grand mathématicien ?

Dans ce métier, il faut deux qualités cardinales : la rigueur, évidemment, mais surtout la ténacité. La première, parce qu’il ne faut pas se laisser divaguer. La seconde, car il faut persévérer sans cesse, chercher encore, trouver d’autres voies d’approche à un problème. Pour cela, il faut atteindre un niveau de concentration extrême. J’ai eu mes meilleures idées en allaitant ! L’ocytocine a sans doute dopé ma créativité.

Qu’est-ce qui vous plaît tant dans les maths ?

Je n’ai pas souvenir d’une époque où les mathématiques ne me plaisaient pas. J’ai toujours été obsédée par la question du  » pourquoi « . Or, les mathématiques, permettent de formaliser une question et d’y répondre dans un cadre structuré. Donc, si vous voulez raisonner sur un problème, alors vous réfléchissez automatiquement dans un cadre mathématique.

Comment vit-on à l’adolescence le fait d’être une fille qui aime les maths ?

Cela ne me rendait pas très populaire ! Mais j’ai eu de la chance, parce que j’étais dans une école de filles et que je n’ai pas été confrontée à une attitude machiste de la part d’enseignants ou de camarades. Quand je suis entrée à la VUB, nous étions quatre filles en physique et dix-neuf en mathématiques. J’ai entendu des remarques sexistes.

Qu’est-ce qui aurait pu vous arrêter ?

En 1985, quand j’ai atteint l’âge d’obtenir un poste permanent et qu’on ne m’en proposait pas. J’ai postulé partout en Europe. J’ignore si on refusait de m’engager parce que j’étais une femme. J’ai alors quitté la Belgique pour les Etats-Unis.

Pourquoi y a-t-il si peu de femmes dans votre domaine ?

Aux Etats-Unis, les données numériques montrent qu’à chaque étape de la carrière, on perd des femmes, à chaque fois, de la licence au doctorat, du doctorat au post-doc et ainsi de suite… Je crois que les femmes perçoivent très vite que la carrière académique sera moins facile pour elles. L’autocensure fonctionne à fond, à laquelle il faut sans doute ajouter les stéréotypes sociaux et un phénomène culturel. Il ne s’agit aucunement d’une aptitude génétique et tout chercheur en mathématiques vous dira qu’il n’y a pas de différence entre les maths faites par une femme ou un homme.

Aujourd’hui, comme professeure de renommée mondiale, vous heurtez-vous toujours au sexisme ?

Longtemps, je n’ai pas prêté attention aux attitudes sexistes. Je laissais passer, je naviguais autour. Cela m’a servi, à moi, dans ma carrière, mais les autres ? Récemment, j’ai pris cette décision très consciente – et ça me demande un réel travail – de réagir systématiquement à chaque propos et à chaque comportement sexiste. J’ai réalisé que quand je ne disais rien, ce silence envoyait le message que c’était autorisé.

Mais comment n’avez-vous pas perçu ce problème ?

Je ne suis pas douée en relations sociales. Enfant, je ne comprenais pas quand je devais prendre la parole dans une conversation. A l’inverse, j’ergotais longuement sans me rendre compte que j’ennuyais mon interlocuteur. C’est peut-être pour cette raison que je n’ai pas perçu à mon égard ce préjugé d’un succès scolaire moins élevé en maths parce que j’étais une fille. J’ai appris plus lentement que les autres les codes sociaux. Aujourd’hui encore, je ne décode pas l’implicite, les intentions des autres. Mon mari ( NDLR : Robert Calderbank, mathématicien à Duke, lui aussi) m’aide à décrypter les situations de communication que je n’ai pas saisies.

tout chercheur en mathématiques vous dira qu’il n’y a pas de différence entre les maths faites par une femme ou un homme.

Les maths feraient peur parce qu’elles seraient trop abstraites et serviraient d’étalon pour évaluer l’intelligence…

Mais l’instinct mathématique est très humain, très commun. Nous y sommes tellement habitués que nous n’y prêtons plus attention. Vous êtes tout à fait capable de constater des analogies dans des concepts et de les utiliser dans d’autres domaines. Par exemple, le concept de nombre : trois pommes, trois fleurs, trois voitures… Le point commun est le nombre trois. Vous admettez aussi que 12 et 13 sont très différents, parce qu’avec 12, on peut faire deux fois six, trois fois quatre, etc., mais pas avec 13, ni avec 17, parce que ce sont des nombres premiers. Ce que nous faisons tout le temps en mathématiques, nous nommons, nous décrivons leurs propriétés.

Que faudrait-il changer dans son enseignement ?

A l’école, les maths sont enseignées comme un livre de recettes, de façon très réglementée, très sèche. Mes étudiants de première année ont eux-mêmes des difficultés à sortir de ce recueil de recettes ! On drille les élèves à réussir des examens mais, au bout du compte, aucun n’aimera et n’aura compris les maths. Qu’aurez-vous saisi de la fantaisie et de la profondeur de la poésie si la leçon ne porte que sur les schémas des rimes ?

Vous souffrez d’une dépression chronique. Est-ce courant parmi les scientifiques de haut niveau ?

J’ai été élevée avec l’idée que la dépression était un défaut de caractère et que j’avais à fournir un effort. Raison pour laquelle j’ai commencé un traitement tard, à 40 ans. J’en parle très librement, notamment avec mes étudiants. Je leur dis qu’ils vont travailler dur, très dur, et que cela peut se révéler émotionnellement insupportable. Vous essayez de résoudre un problème, vous ne trouvez pas la solution, et vous ne vous sentez pas bien.En réalité, c’est d’abord souvent de la souffrance.

En mars dernier, vous avez été consacrée par le prix L’Oréal-Unesco  » Pour les femmes et la science « . Ça ne vous dérange pas d’être associée à une marque de produits cosmétiques ?

Au contraire. Aux yeux de beaucoup, une fille qui fait des maths est forcément laide et binoclarde. Ce n’est pas mon expérience et je ne veux pas encourager ce cliché. Alors, en prenant part à ce programme d’aide, j’espère montrer aux jeunes filles qu’elles peuvent s’engager dans cette voie, qu’elles aiment les vêtements, le maquillage ou pas, qu’elles aient du style ou pas.

Bio express

1954 Naissance à Houthalen (Limbourg).

1980 Doctorat en physique théorique (VUB).

1981-1982 Post-doctorat à l’université de Princeton.

1988 Mise au point de sa théorie des ondelettes orthogonales utilisée pour la compression d’images.

1993 Elue à l’Académie américaine des arts et des sciences et à l’Académie nationale des sciences (Etats-Unis), où elle sera la première femme à se voir décerner le Prix de mathématiques en 2000.

1994 Première femme à enseigner les mathématiques appliquées à Princeton.

2010 Première femme à présider l’Union mathématique internationale, qui sélectionne les médaillés Fields, les  » Nobel des maths « .

2011 Professeure de mathématiques et d’ingénierie électrique et computationnelle à l’université Duke.

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