Sur cette photo prise en 1971 lors d'une conférence sur la biologie des baleines, 32 hommes et... une femme. Pour elle, la Twittosphère s'est emballée. © dr

« L’effet Matilda » ou le déni de la contribution des femmes à la science

Le Vif

Qui est cette chercheuse qui a découvert la fission nucléaire ? Comment s’appelle celle qui a obtenu la première photographie d’ADN par diffraction de rayons X ? Et celle qui a permis d’expliquer la trisomie 21 ? Qui se souvient d’elles ? Personne ou presque. Aujourd’hui, la toute récente première photo d’un trou noir ne serait, pour certains, qu’affaire d’hommes… Malgré le rôle prépondérant de Katie Bouman. Zoom sur  » l’effet Matilda « , ce phénomène de déni ou de minimisation de la contribution des femmes scientifiques à la recherche.

Candace Jean Andersen est une twitteuse modeste : onze  » likes  » pour  » Salut Twitter, je sais qu’il est tard mais il y a des grands-ducs dans mes arbres !  » et 16 pour  » Petit dessin rapide au crayon et aquarelle pour vous souhaiter un bon Nouvel An chinois. #AnnéeduChien2018 « . Les jours fastes, son score pointe vers la quarantaine. Sauf le 9 mars 2018. Armée de son premier café filtre de la journée, l’illustratrice américaine poste un message qui explose sa twitto-influence : 27 954 internautes  » aiment  » sa publication et 13 110 la  » retweetent « .  » Hey Twitter, je me suis donné une mission : la femme sur cette photo a participé en 1971 à une conférence internationale sur la biologie des baleines. Elle est la seule femme, et la seule non identifiée dans l’article où figure la photo. Tous les hommes sont nommés. Pouvez-vous m’aider à l’identifier ?  »

Dans le monde scientifique, on accorde plus facilement du crédit à celui qui en a déjà.

Candace se retrouve alors dotée – elle n’en revient pas – d’une armada de cyberdétectives déterminés à trouver celle qu’elle baptise  » Mystery Woman « . Qui est cette femme à moitié visible sur un cliché noir et blanc pris en Virginie il y a un demi-siècle ? Pourquoi n’est-elle pas identifiée ? En un rien de temps, l’énigme devient un immense Qui est-ce ? virtuel.

© photos : dr

@DevorahLaeh pense qu’il s’agit de Melba C.

@kaywhyem mise sur Evelyn F. ou Antoinette F.

Un indice pointe vers la prestigieuse Smithsonian Institution – qui relaie le tweet,  » thanks for that « .

@bluewhalenews contacte l’un de ses anciens membres, Bob B., ayant participé à la conférence sur la biologie des baleines. Il pense que Mystery Woman est la secrétaire de Clyde J., du Fish and Wildlife Service. Appeler Clyde ! Ah, Clyde est décédé, mes condoléances Madame.

@mfortuin11 cherche sur Google comme une folle, très enthousiaste, mais n’a encore rien trouvé.

@mollyarthurs est à la bibliothèque : elle met la main sur le compte rendu de ladite conférence, mais, hélas, pas de liste des participants.

@bagofmoons en profite pour partager l’expérience de sa grand-mère : seule femme et  » oubliée  » dans la légende d’une photo datant des années 1940. @themediawitch joint Suzanne C., co- organisatrice de la conférence. Suzanne appelle son patron de l’époque. Eurêka, c’est lui qui a pris la photo ! Il affirme que Mystery Woman ne faisait pas partie des invités officiels. Que fait-on ? On se contente de ça ? Non, 24 heures plus tard, des employées actuelles de la Smithsonian Institution ressortent une caisse d’archives d’un entrepôt. Bingo. Notes de la conférence, listes de participants, factures au Skyland Lodge… Une mine d’indices repose dans cette boîte poussiéreuse, libellée  » 1972-1975 « .

Privées de Nobel

Italie, xie siècle. Trotula de Salerne rédige à la lueur d’une bougie plusieurs ouvrages gynécologiques, qui deviendront la référence en la matière à la fin du Moyen Age. Après la mort de la chirurgienne en 1097, un moine copiste peu scrupuleux, supposant qu’une personne aussi accomplie ne pouvait être qu’un homme, transcrit erronément son nom, lui inventant un homonyme masculin.

Lise Meitner et Otta Hahn ont découvert la fission nucléaire. A deux.
Lise Meitner et Otta Hahn ont découvert la fission nucléaire. A deux.© New York Public Library/belgaimage

Allemagne, 1938. Trente ans que la physicienne autrichienne Lise Meitner et le chimiste allemand Otto Hahn mènent leurs recherches. Leur collaboration a débuté au sous-sol de l’Institut chimique de l’université de Berlin, la présence d’une femme n’étant pas bien vue dans un laboratoire. En 1938, Lise Meitner est contrainte de fuir l’Allemagne nazie et c’est à distance que les deux amis achèvent leurs expériences et aboutissent à l’une des plus écrasantes découvertes du siècle : la fission nucléaire – oui, celle qui permettra la bombe atomique. Le prix Nobel de chimie est attribué à Otto Hahn en 1944.

Royaume-Uni, 1951. Dans un local sombre du King’s College de Londres, Rosalind Franklin, physico-chimiste britannique, obtient la première photographie d’ADN par diffraction de rayons X. Le dénommé  » cliché 51 « , transmis par son collègue Maurice Wilkins à James Watson et Francis Crick, leur permet de démontrer la structure moléculaire en double hélice de l’ADN. Le comité Nobel les récompense tous les trois en 1962. Aucune mention de Rosalind Franklin.

France, 1958. Depuis l’hôpital Trousseau à Paris, Marthe Gautier découvre dans l’oeil de son microscope que le mal alors appelé  » mongolisme  » est dû à un chromosome surnuméraire au niveau de la 21e paire de chromosomes – ce qui vaut désormais à cette maladie le nom de trisomie 21. Son collègue Jérôme Lejeune s’attribue entièrement la découverte et reçoit le prix Kennedy en 1962. Un demi-siècle plus tard, en 2014, Marthe Gautier a 88 ans. La Société française de génétique humaine souhaite la récompenser pour sa découverte, mais les huissiers de la fondation Lejeune empêchent la vieille dame de tenir sa conférence. Le Comité d’éthique de l’Inserm, l’Institut national français de la santé et de la recherche médicale, conclut pourtant à sa participation prépondérante dans la découverte du chromosome défectueux.

Royaume-Uni, 1967. Jocelyn Bell, astrophysicienne, épluche depuis des jours les données d’un immense radiotélescope de l’université de Cambridge. Soudain, elle décèle un signal anormal, jamais observé. Il s’agit d’une étoile à neutrons, baptisée par la suite pulsar, qui tourne très rapidement sur elle-même et projette un faisceau de radiations particulièrement intenses. En 1974, le prix Nobel de physique est remis à son directeur de thèse, Antony Hewish.

Trotula, Lise, Rosalind, Marthe et Jocelyn ont toutes été victimes du joliment nommé  » effet Matilda « . Ce trouble étrange désigne le déni ou la minimisation de la contribution de femmes scientifiques à la recherche, dont les avancées ou découvertes sont souvent attribuées à leurs collègues masculins. Il emprunte son nom à la militante américaine des droits des femmes Matilda Joslyn Gage, qui l’a expérimenté et formulé pour la première fois à la fin du xixe siècle. L’historienne Margaret W. Rossiter consacre l’expression en 1993 dans un ouvrage intitulé The Matthew Matilda Effect in Science ( L’effet Matthieu Matilda en sciences).

Changer l’héritage de tant d’années n’est pas évident, mais c’est en cours.

L’effet Matthieu, lui, nous vient de Robert King Merton et de la Bible. Au verset 12 du chapitre 13 de son Evangile, Matthieu cite son ami Jésus :  » Car on donnera à celui qui a, et il sera dans la surabondance ; mais à celui qui n’a pas, on retirera même ce qu’il a.  » De la même façon, en 1968, le sociologue américain observe que dans le monde scientifique, on accorde plus facilement du crédit à celui qui en a déjà. L’effet Matthieu est donc la sur-reconnaissance de ceux qui sont au sommet de la profession scientifique au détriment des autres. A commencer par les femmes. Mathilda est une version spécifique de Matthieu. Certes, du fait de leur accès tardif à l’éducation, les femmes étaient moins nombreuses dans les carrières scientifiques. Mais Trotula, Lise, Rosalind, Marthe, Jocelyn et leurs multiples congénères talentueuses reléguées en notes de bas de page balaient cet argument réducteur. Malgré leur apport, la place de la femme dans la société ne leur permettait simplement pas de figurer dans les livres d’histoire. De la même façon que certains n’entendent déjà pas admettre que, sans la scientifique américaine Katie Bouman, 29 ans, la récente photo du trou noir, dans l’espace, n’aurait jamais existé. C’est pourtant bien elle qui a mené les recherches autour de l’algorithme ayant permis le cliché historique.

Sheila D. Minor : pour Twitter, une découverte majeure.
Sheila D. Minor : pour Twitter, une découverte majeure.© photos : dr

Soulier de verre ou plafond de verre

A l’heure où les héroïnes de Disney s’émancipent, les femmes de science ne risquent pas d’atteindre tout de suite le taux de reconnaissance dont se gorgent leurs confrères. Les chiffres des universités belges francophones et du FNRS concernant l’année académique 2016- 2017 laissent ainsi pantois. Si la proportion de chercheurs débutants des deux sexes flotte autour d’un harmonieux 50-50, elle atteint progressivement un différentiel inquiétant, à l’échelon le plus élevé : 72 % d’hommes et 28 % de femmes.  » Elles n’arrivent pas à monter les échelons et atteindre un degré de reconnaissance important, à cause du plafond de verre. Et celles qui y arrivent sont souvent passées sous silence « , confirme David Paternotte, professeur de sociologie à l’Université libre de Bruxelles. D’ailleurs, lorsqu’il donne cours, c’est dans une salle appelée Paul-Emile, Léon, Henri ou Antoine. Tiens, Matilda !  » Il y a le contexte de l’époque, où on diminuait la contribution d’un certain nombre de femmes, mais on constate aussi aujourd’hui que les hommes ont davantage tendance à se mettre en avant, à interpeller les médias sur leur découverte… Tandis que les femmes seront plus discrètes, auront même tendance à diminuer la portée de leur recherche. Changer l’héritage de tant d’années n’est pas évident, mais c’est en cours. Aujourd’hui, une femme dirige la faculté des sciences, par exemple.  »

Retour à Mystery Woman. Le 14 mars 2018, le suspense prend fin. Cinq jours et des dizaines de milliers de tweets après le lancement de son avis de recherche, Candace Jean Andersen jubile au téléphone :

–  » Oh mon Dieu ! Oui ! C’est moi ! Mais il y a très très longtemps, dans une galaxie très très lointaine !  » s’exclame, amusée, la dame au bout du fil.

–  » Et que faisiez-vous à cette conférence sur la biologie des baleines ?  »

–  » Je travaillais pour la Smithsonian Institution comme chercheuse en biologie. Mais ça date ! Après mon master en management, j’ai continué à oeuvrer pour plusieurs organismes fédéraux jusqu’au département américain de l’intérieur, à Washington. Je suis maintenant à la retraite, Dieu merci !  »

–  » Donc vous n’étiez pas juste une admin’  » ?

–  » Oh non !  »

Candace raccroche et pianote illico, victorieuse, le compte rendu de sa conversation avec Mystery Woman. L’illustratrice révèle notamment à la Twittosphère que l’ex-inconnue a été l’auteure de découvertes présentées en 1975 à la réunion annuelle de l’American Society of Mammalogists, dont elle était membre. Et qu’elle a un nom. Sheila D. Minor.

Par Viviane De Laveleye.

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