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Exclusif : le récit de l’inspecteur qui a confondu le fondateur de PIP

L’agent de l’Afssaps qui a découvert la fraude perpétrée par Jean-Claude Mas, le fondateur de l’entreprise PIP, témoigne. Récit d’une enquête bouclée en 48h, qui a permis de découvrir que ce n’est pas du gel de silicone médical qui est mis dans les prothèses mammaires.

L’ordre vient d’en haut. Il tombe de la direction générale de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), comme le raconte à L’Express le responsable des 75 inspecteurs de la maison, Marc Stoltz. Le ton est pressant: « C’est inquiétant, il faut partir en urgence ». Nous sommes le 1er mars 2010. L’agence vient de recevoir le courrier recommandé d’un chirurgien et président de clinique à Marseille, le Dr Christian Marinetti, qui signale un nombre anormal de ruptures de prothèses mammaires chez les femmes portant celles de la marque PIP.

Dépêcher un inspecteur, oui, mais lequel? A cette période, ceux rattachés à la division des dispositifs médicaux (prothèses, pacemakers, lits médicaux, etc…) sont tous partis aux quatre coins de la France ou du monde pour des missions programmées de longue date. Le seul disponible, c’est le chef, M. B., et c’est donc lui qui s’y colle. Nous l’appellerons M.B. puisqu’il donne, en ce vendredi 13 janvier, son premier entretien aux médias, et qu’il demande à conserver l’anonymat, tout comme le collègue qui l’a accompagné dans son inspection, un expert venu d’une autre division. Il s’agit pour M.B. de ne pas compromettre de futures missions.

M.B. donc, est l’inspecteur qui a confondu Jean-Claude Mas, le fondateur de l’entreprise PIP accusé d’avoir utilisé du gel frauduleux pour la fabrication d’implants mammaires (1). Un homme discret, dont le député Gérard Bapt, rapporteur spécial de la mission santé à l’Assemblée nationale, a vanté il y a quelques jours la « perspicacité » et la « ténacité ». A 45 ans, dont dix passés à l’Afssaps au département de l’inspection, M.B. n’a ni la dégaine d’un flic, ni l’allure d’un cow-boy. Visage avenant sous des lunettes sévères, chemise unie et cravate en règle, cet ingénieur chimiste de formation a montré tout son talent quand il lui a fallu éplucher, en seulement deux semaines, des pages et des pages d’informations pointues sur les procédés et les matières premières utilisées pour la fabrication des faux seins. Pourtant, ce n’est pas en fouillant dans la documentation technique qu’il a découvert le pot aux roses, mais sur une intuition, comme cela n’arrive, habituellement, que dans les romans policiers.

Une photo anonyme interpelle

Quand les deux agents de l’Afssaps partent pour Toulon (Var), le lundi 15 mars 2010, ils n’ont pas terminé de lire l’épais dossier PIP et finissent de le consulter dans le train. Parmi les documents rassemblés, figure une photo reçue par courrier anonyme, « sans doute la lettre de délation d’un membre du personnel de PIP », suppute M.B. On y voit, à côté de bennes à ordures, de gros cubitenairs en plastique alignés le long d’un mur, en plein air. Ces cubes portent des étiquettes bien visibles sur le cliché, sur lesquelles on peut lire la marque, Silop. M.B., interloqué, s’arrête un instant sur ce nom car, explique-t-il, « toutes les substances mentionnées par le fabricant dans son dossier de marquage CE [NDLR: de conformité aux exigences de la Communauté Européenne] commencent par Med, Med quelque chose pour le gel de silicone, Med autre chose pour la colle destinée à obturer la prothèse ».

Mais aucun élément ne permet d’identifier précisément le site où la photo a été prise. D’ailleurs, il a beau scruter la photo dans les moindres détails, le nom de PIP n’apparait nulle part sur les lieux. « Nous recevons de temps en temps des lettres de délation, précise M.B. Nous en tenons compte mais nous restons méfiants car il peut s’agir de règlements de compte entre salariés ou entre concurrents, qui n’ont rien à voir avec le sujet qui nous intéresse, la santé publique ».

Au matin du mardi 16 mars, l’inspecteur et son collègue se rendent dans les bureaux de PIP, à Six-Fours-Les-Plages, pour la première réunion prévue avec les dirigeants de la société. Ceux-ci ont été prévenus le 11 mars de la visite de l’Afssaps. Pourquoi annoncer leur venue ? C’est le directeur de l’inspection, Marc Stoltz, qui répond. « Nous faisons des visites inopinées, mais ce n’est pas notre mode d’action principal, explique-t-il. Nous voulons éviter de trouver porte close, être sûr de pouvoir rencontrer les personnes capables de répondre à nos questions et enfin, ne pas faire prendre de risques aux inspecteurs qui se rendent sur des installations à risque ».

Visite surprise à l’usine de fabrication des prothèses

Le fondateur de l’entreprise et président du conseil de surveillance, Jean-Claude Mas, est présent. Le président du directoire, Claude Couty, également, ainsi que le responsable de la production, la directrice de la qualité et le directeur du développement. Chacun se présente, et M.B. ouvre la séance par un discours clair sur les raisons de leur présence. « Nous avons des signalements vous concernant à l’agence, qui portent sur des ruptures de prothèses, prévient-il. Nous voulons comprendre ce qui se passe, ça va être une inspection difficile ». Il demande à voir le dossier de conception des prothèses, interrogeant les cadres de PIP sur les modifications qu’ils auraient pu apporter récemment au choix des matières premières ou aux modes de production.

Vers 11h, l’inspecteur lève le nez de la paperasse et demande à se rendre sur le site de production, situé à La-Seyne-Sur-Mer, pour passer aux travaux pratiques. La visite guidée commence, décevante. L’entreprise ne tourne plus depuis deux semaines, selon les déclarations des dirigeants, qui expliquent que celle-ci est mise en observation dans le cadre d’une procédure de sauvegarde judiciaire ayant débuté en mai 2009. En l’absence de production, les rares employés présents s’efforcent de mimer leurs gestes habituels. La propreté est irréprochable, le matériel bien entretenu. Rien à signaler, notent les deux agents de l’Afssaps. Ils consacrent leur après-midi à finir d’examiner le dossier de conception des prothèses, dans les bureaux de Six-Fours-Les-Plages. « Un dossier de très bonne tenue », conclut M.B.

C’est seulement le soir, en dînant au restaurant proche de leur hôtel, que M.B. et son collègue repensent à la photo jointe au courrier anonyme. Ils prévoient de se pencher, le lendemain, sur les aspects de production. Et ils ne voient pas, mais vraiment pas, à quelle étape pourraient bien intervenir le Silop dont l’entreprise semble faire une si grande consommation. Alors le matin suivant, le 17 mars, M.B. change leurs plans sans prévenir personne. Deux cadres de PIP les attendent dans les bureaux de Six-Fours-Les-Plages. Les deux collègues prennent leur voiture mais se rendent… à l’usine de la Seyne-Sur-Mer. Bientôt, ils longent au ralenti la clôture du site, l’oeil aux aguets. Et tombent précisément sur ce qu’ils cherchaient. De la rue, à travers le grillage, ils voient les containers de la photo, les six cubes marqués Silop, rangés côte à côte le long du mur. C’est une zone de dépotoir, avec de vieux chiffons qui traînent au pied des poubelles.

Découverte de 9 tonnes de Silop

Ils garent la voiture sur le trottoir et se présentent au poste de garde. M.B. demande à entrer. L’employé le fait attendre. Le président du directoire, M.Couty, se présente au bout de quelques minutes. Quand M.B. arrive finalement devant les containers, ceux-ci sont vierges. Les étiquettes portant la marque ont disparu. Il demande au magasinier de tirer les cubes loin du mur, pour qu’on puisse voir leur face cachée. « Je ne peux pas », répond l’employé. « Je vous le demande », répond M.B. « Je n’ai pas le droit », poursuit l’employé. « Qui vous l’interdit ? », interroge M.B. L’employé reste muet. « Sinon je vais les déplacer moi-même », continue M.B.
L’employé s’exécute, et la quête s’avère fructueuse. Les cubes sont vides mais deux d’entre eux portent des étiquettes mentionnant que la livraison totale comprend 5 fûts de 950 kg chacun. En ajoutant deux autres fûts de 1900 kg chacun trouvés à proximité, vides eux aussi, l’inspecteur calcule que la livraison totale de Silop atteint 9 tonnes. Après enquête, le Silop s’avèrera être une huile de silicone non agréée pour un usage médical. Et jamais mentionnée dans les registres de l’entreprise.

La suite se révèle rocambolesque. Le directeur de production arrive. « Qu’est ce que c’est que ça ? », demande M.B. « Je ne sais pas », répond le directeur. « On va le savoir avec les factures », rétorque M.B. « La facturière n’est pas là car nous ne sommes plus en production », affirme le directeur. « Vous l’appelez », exige M.B. « Mais elle est malade », répond le directeur. « Je veux voir M. Mas [NDLR : le fondateur de PIP] tout de suite », intime M.B. Comme l’intéressé tarde à le rejoindre, M.B. monte au premier étage et fait irruption dans son bureau. « Je veux savoir à quoi sert cette matière », exige M.B. « J’ai voulu faire du développement [NDLR : de la recherche] « , avance Jean-Claude Mas, visiblement mal à l’aise. M.B. et son collègue reprennent leur voiture et, sans avertir quiconque, retournent à Six-Fours-Les-Plages.

Enquête bouclée en 48h

Là, M.B. va trouver le directeur du développement. Et l’interroge sur le même sujet. « Le Silop sert à remplir des échantillons de prothèses mammaires », répond celui-ci. « Ah bon, pas pour du développement ? » rétorque M.B. En Sherlock Holmes du faux sein, M.B. ne lâche plus la piste. Il réclame la liste de tous les échantillons fabriqués depuis la date de livraison des containers suspects. Et aboutit à ce chiffre extraordinaire : des échantillons de 9kg pièce ! M.B. réunit les cadres présents sur le site pour livrer le résultat de son calcul. « Si vous fabriquez des implants pour éléphants, il est temps de le dire », lâche-t-il pince sans rire.

Le fondateur de PIP, Jean-Claude Mas, les rejoint une heure plus tard. Tandis que M.B. tente d’obtenir de lui des informations cohérentes, le directeur de production s’approche du deuxième agent de l’Afssaps et demande à lui parler en aparté. C’est simple, lui confie-t-il en substance, c’est le Silop qu’on met dans les prothèses, pas du gel de silicone médical. Fin d’une enquête éclair, bouclée en 48 h. L’inspecteur et son collègue resteront encore deux jours sur place. Ils vont consigner le stock de 29 000 prothèses pour éviter que celles-ci ne disparaissent.

Des heures à relever, à la main, les références sur chacun des cartons… « L’aspect ingrat du travail d’inspection », ironise M.B. Ils vont faire des prélèvements de gel sur des prothèses entreposées que M.B. ira déposer lui-même au laboratoire spécialisé de l’Afssaps, à Montpellier. La semaine suivante, M.B. et son collègue reviendront sur place avec la section spécialisée de la gendarmerie, l’office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (Oclaesp). La suite est connue : un scandale de santé publique d’envergure internationale.
(1) Les faits rapportés dans cet article ont fait l’objet d’un rapport contradictoire signé de l’inspecteur de l’Afssaps et soumis à l’entreprise PIP pour qu’elle y apporte ses commentaires.

Estelle Saget

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