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« Dorénavant, seul compte l’ego qui observe, surveille, un autre ego »

Le Vif

Oiseau de nuit de la philosophie, Byung-Chul Han travaille en général jusqu’à l’aube, avant de s’abandonner, dans les premières heures du jour, au repos. Il a été honoré en novembre du prix Bristol des Lumières, catégorie essai étranger, qui récompense des ouvrages qui apportent une réflexion nouvelle, voire polémique, sur notre temps, il reçoit Le Vif/L’Express pour évoquer ses réflexions sur le numérique, thème de son dernier ouvrage publié en français, Dans la nuée (Actes Sud). D’origine coréenne, écrivant en allemand, Han ne savoure pas forcément sa notoriété grandissante. Il cultive la discrétion comme une seconde nature. Mais, lorsqu’il parle, c’est avec lenteur et précision, soudain animé de l’obsession de convaincre. Le numérique est une chose si sérieuse qu’il ne pouvait échapper à la philosophie. Tentative de démonstration.

Le Vif/L’Express : Dans la nuée est le cinquième de vos livres traduit en français. Qu’est-ce qui vous a poussé à mettre au coeur de votre philosophie ces réflexions sur le numérique ?

Byung-Chul Han : Les intellectuels, en France comme en Allemagne, ne se préoccupent pas assez des problèmes de société. Ils se replient dans leur bureau, ils se cachent d’une certaine manière, comme s’ils voulaient échapper à la réalité. Pour ma part, je pense que l’actualité nous incite à réagir. Elle ne me laisse pas le choix. L’amour, la dépression, le numérique, je travaille sur ces sujets liés à notre monde presque sous la contrainte, car il y a une urgence à en dire quelque chose. J’ai ressenti la même chose au moment des attentats de janvier en France. Il fallait m’exprimer. Etat d’urgence, état d’exception, c’est ce qui motive mon intervention dans l’ensemble de mes livres.

Avant d’en venir au fond, un détail formel qui attire l’attention de tous vos lecteurs : vous écrivez des livres courts, à l’encontre de presque toute la grande philosophie allemande, où l’épaisseur du volume semble parfois être le premier gage de sérieux. Pourquoi ce choix ?

Un journaliste de l’édition dominicale d’un grand quotidien de Francfort a déjà ironisé sur ma tendance à publier des livres de plus en plus minces. Il m’a dit que le tout dernier ne serait pas plus épais que deux ou trois grains de riz superposés. Plus sérieusement, pourquoi écrire volumineux quand on peut s’exprimer en quelques phrases ? Halte à la diarrhée verbale ! Ceux qui disent trop n’ont peut-être rien à dire. Il faut respirer ses pensées comme l’air, sans que cela se sente. Un autre journaliste m’a d’ailleurs adressé un compliment, écrivant que penser en quelques phrases fait éclater la structure de la pensée.

Votre critique du numérique est radicale. Celui-ci est pourtant encore présenté comme une formidable libération…

A l’origine, il s’agit bien d’un medium d’émancipation, d’un outil de liberté, ou du moins nécessaire, comme le marteau qui sert à construire la maison. Il est censé mettre le monde entier en relation. Mais, au lieu de promouvoir une communauté de prochains, il s’est mué en instrument de contrôle et de surveillance. Il prétend abolir les frontières, mais celles-ci sont aussi des sources d’inspiration. L’étranger peut nous servir à rêver, dit l’écrivain Peter Handke. Dans l’espace Schengen de l’Union européenne, les frontières ont disparu, sans donner naissance à une communauté démocratique. Elles ont cédé la place à un immense magasin où l’étranger n’est plus le bienvenu, comme l’illustre le problème actuel des migrants. La fraternité s’est évanouie.

La révolution numérique n’est-elle pas la même chose que la révolution industrielle au XIXe siècle : une mutation irréversible de nos sociétés ?

Non, on peut en distinguer nettement le sens. La révolution industrielle est historiquement liée à l’exploitation des ouvriers soumis au pouvoir des propriétaires d’entreprises. Le travail tourne alors à une déréalisation de soi, comme l’a montré Karl Marx. Mais la contrainte qui pèse sur le travailleur vient de l’extérieur. Ce n’est pas lui qui se l’inflige. Son problème est de n’être pas le propriétaire. Avec le numérique, nous vivons dans l’illusion de pouvoir nous réaliser. Nous créons nous-mêmes cette fiction, c’est une sorte d’autoexploitation d’autant plus efficace que nous nous y soumettons de manière volontaire. S’il y a faute, elle nous revient ; ce n’est plus l’économie la responsable. Nous ne sommes donc plus enclins à nous révolter. Nous nous soumettons aux besoins du système en croyant qu’il s’agit de notre propre besoin. Je suis frappé par un exemple. En Allemagne, en 1987, des milliers de gens ont manifesté contre le recensement en raison des données qui y étaient collectées (état civil, religion, diplôme, etc.). Ce dispositif leur paraissait menacer les libertés. Aujourd’hui, on livre tout de soi-même sur Facebook sans que personne ne nous le demande. On se dévoile, on se dénude de façon volontaire en pensant que cela sert à augmenter sa propre valeur, comme celle d’une action à la Bourse. Le système se présente en chantre de la liberté, alors qu’il est l’accomplissement du capitalisme : tout est marchandise.

Votre réticence n’est-elle pas un simple refus de l’homme nouveau ?

Chaque ordre social fait naître un nouveau type d’homme, le numérique n’y échappe évidemment pas, et ce n’est pas un problème en soi. Ce que je dénonce ? Une égoïsation excessive. Dorénavant, seul compte l’ego qui observe, surveille, un autre ego. Le réseau ne crée aucune proximité, contrairement à ce qui est prétendu. Le rapport à l’autre devient un investissement que l’on gère au même titre qu’un placement financier, avec le souci de ne pas faire de perte ! La solidarité disparaît, la proximité, et même l’amour. Car la possibilité d’une rencontre est mise à mal, la rencontre, ce qui est l’événement même de l’amour. Chacun devient sa propre entreprise, qui doit être à la fois montrée et valorisée.

Les sphères privée et publique sont redéfinies par le numérique. De quelle manière, selon vous ?

La sphère publique s’efface, puisque le monde entier devient ma sphère privée. Vous avez sans doute été témoin, comme tout le monde, de disputes conjugales dans le bus ou le métro. Vous avez vu des photos privées envahir les réseaux sociaux. Le sens de l’intime est profondément perverti. La seule différence avec l’exhibitionnisme – elle est cependant majeure – vient de ce que celui-ci s’exerce dans un lieu public, et non de son ordinateur à l’abri de son chez-soi.

Aristote définit l’homme comme un « animal politique ». La description que vous faites de l’âge du numérique comme celui de l’isolement porte-t-elle à vos yeux un coup à cette approche ?

A partir du moment où la sphère publique s’érode, le rapport à la politique se modifie en proportion. Attention toutefois, l’homme « animal politique » dont parle Aristote, c’est un homme libre, un artiste, un poète. Il le distingue du gestionnaire, de l’esclave qui se tient en dehors de la cité. L’homme libre s’occupe du vrai, du beau, du juste, il n’a d’autre préoccupation. Aujourd’hui, ce caractère ne peut plus exister. L’homme politique est devenu un autre homme, un simple exécutant. Nous sommes dirigés par le capitalisme financier, qui a mis les politiques à son service. L’Union européenne est régie par des décrets et va, cahin-caha, d’une crise à l’autre, restreignant les élus au rôle de plombiers du système. Plus que jamais, il est temps de sauver le beau. Tant que la misère existe, il ne peut y avoir de beauté ou de liberté.

De votre analyse du numérique, on tire l’impression effrayante d’un nouveau genre de totalitarisme. Vous autorisez-vous ce terme ?

Bien sûr. Pour moi, il s’agit sans aucun doute d’une forme de totalitarisme. Dans le fameux roman de George Orwell 1984, le régime se maintient par la torture et toutes les formes de répression. Nous vivons dans un monde apparemment dépourvu de ces horreurs, vêtus d’un habit de liberté. Nous avons, en toute sincérité, le sentiment d’être libres. Cela me rappelle plus que jamais la validité de la phrase « Protect me from what I want » (Protège-moi de ce que je veux).

Comment caractérisez-vous cette crise de l’individu que vous condamnez avec virulence ?

Notre présent refuse toute forme de négativité, aux prises avec une forme d’idéologie du bien-être. On ne veut pas tomber amoureux de peur d’être blessé, alors même que la blessure appartient en profondeur à ce sentiment humain. Pour rester dans la positivité, on « like » derrière son écran, sans se rendre compte qu’avec l’élimination du négatif l’expérience même de la chose nous fait défaut. Emmanuel Levinas, qui m’a beaucoup influencé, le dit : l’amour blesse. S’il n’est plus possible de faire l’expérience de cela… C’est aussi une manière de se priver de l’étonnement, de cela même qui, depuis toujours, nous pousse à découvrir, à inventer.

Vous avez rédigé votre thèse sur Martin Heidegger que vous citez dans votre livre, lorsqu’il parle de l’importance de la main. Il l’oppose aux doigts sur la machine à écrire qui voile l’essence même de l’écriture. Pourquoi reprenez-vous cette opposition en l’appliquant à l’ordinateur ?

La main est l’agir, le vecteur de l’action. L’allemand le dit, qui unit étymologiquement le mot au verbe. La main s’oppose aux doigts qui tapent sur la machine. Cliquer n’est pas un geste politique. Descendre dans la rue, exprimer sa colère, lever la main, ça, c’est un geste politique. L’homme numérique a aboli l’autre, voilà son problème. Or, à travers l’autre, face à l’autre, nous pouvons nous sentir dans notre propre chair. Le toucher devient impossible, provoquant un vide dans le moi. Cette situation prend parfois une tournure pathologique, comme l’attestent certains troubles de la personnalité. Si l’autre n’est plus, on ne sent plus soi-même, on s’égare dans l’aliénation de son corps.

Après 1945, Heidegger a écrit de nombreux textes sur la question de la technique, qu’il aborde avec une grande méfiance. Vous inscrivez-vous dans cette lignée ?

Non, pas du tout. Ce n’est pas une question liée à la technique. Il ne défend pas le même rapport à la nature que moi. Lorsqu’il évoque les animaux, il cite les plus communs, ceux que l’on sacrifie dans la tradition chrétienne. Il ne parle pas des insectes. La cigale est mentionnée, parce qu’elle chante dans le temple grec. Mais on ne la voit pas, on ne peut pas la connaître. Un monde sans la nature entière ne suffit pas à mon bonheur. L’insecte en fait donc partie. Je rejoins Heidegger sur un point : la Terre, cela veut dire tout ce qui est beau. J’ajouterai qu’elle dégage aussi une étrangeté inquiétante. C’est précisément la raison pour laquelle elle suscite sans cesse notre étonnement.

Propos recueillis par Pascal Ceaux

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