Bart Morlion © Eric de Mildt

Traitement de la douleur : « Nous sous-estimons la force de notre cerveau »

Depuis trente ans, Bart Morlion étudie la douleur persistante – même après des opérations ou une amputation. « Il n’est pas rare que la douleur soit une indication indirecte de traumatismes ou de familles désunies. » Entretien avec notre confrère de Knack.

« Tout ce qui fait mal », répond en souriant Bart Morlion, anesthésiste et spécialiste de la douleur, quand on lui demande ce qu’il entend par douleur. On dirait un peu la Médecine pour les nuls, mais c’est une définition qui tient la route. « J’aime bien l’utiliser parce qu’elle tient compte de la composante subjective de la douleur », déclare Morlion, spécialisé en douleurs chroniques et directeur du centre de la douleur de l’UZ Leuven. La définition scientifique de la douleur souligne également cet élément subjectif, et parle d’une expérience déplaisante, sensorielle, et très émotionnelle. « L’expérience de la douleur est différente pour tous, et dépend de facteurs environnementaux et de votre histoire personnelle, ce qui rend le traitement évidemment extrêmement complexe. »

En travaillant avec les patients, Morlion s’est rendu compte de l’importance d’une approche multidisciplinaire. Son équipe se compose d’anesthésistes, d’un médecin de revalidation, d’un neurochirurgien, d’un psychiatre, de kinésistes, de psychologues, d’une assistante sociale, et d’infirmiers de la douleur. « Le spécialiste de la douleur n’existe pas, car on ne peut réunir cette expertise en une personne. Les gens attendent des anesthésistes qu’ils anesthésient toutes les douleurs à coup d’injections, mais les médicaments ne suffisent pas. La douleur ne vient jamais seule », souligne-t-il. « Mettons, vous avez mal aux dents depuis deux jours. Cela vous empêche de dormir, et vous êtes fatigué. Cela influencera votre humeur et entravera votre concentration. Si vous arrivez à vous imaginer ça, alors essayez de vous imaginer que vous vous sentez comme ça pendant des mois ou des années. Cela exerce un impact colossal sur la résilience. Comparez ça à un élastique. On peut l’étirer très fort, mais il finit par casser. Je peux vous dire que c’est fréquent. Près d’un adulte sur quatre souffre de douleur chronique. »

C’est énorme.

Bart Morlion: C’est la mauvaise nouvelle, mais il y en a aussi une bonne: 90% de ces patients peuvent parfaitement se faire aider dans un cadre non spécialisé. Donc par le généraliste, le psychologue, un kinésithérapeute ou un infirmier. Cela fait que nous, les centres de douleur, nous devons nous occuper de 10% de patients atteints de douleurs chroniques.

Comment alors traiter les douleurs chroniques?

Notre traitement repose sur trois piliers: médicaments et interventions techniques, exercice, et thérapie psychosociale. Le premier pilier concerne surtout les anesthésistes et les neurologues et comprend des médicaments qui agissent sur le cerveau, l’amélioration du sommeil, et le contrôle interventionnel de la douleur. L’exercice, le deuxième pilier, concerne les kinésithérapeutes de la douleur. Ces derniers pratiquent très peu la kinésithérapie classique et les exercices de revalidation. Ils mettent surtout l’accent sur la conscience corporelle, et la condition, en faisant faire des exercices de respiration ou de relaxation aux patients. La thérapie psychosociale est le dernier pilier, c’est le terrain de nos psychologues et assistants sociaux. Ils travaillent à la tolérance et à la résilience du patient, par exemple à l’aide l’ACT, Acceptance and Commitment Therapy. La philosophie de base sous-jacente, c’est qu’il ne faut pas lutter contre ce qui est inévitable, parce que cela se fait aux dépens d’une vie de valeur.

Acceptation, et dévouement, cela fait très Bond zonder Naam (L’association sans nom).

Peut-être, mais il a été démontré de manière probante qu’on peut lutter contre la douleur chronique en l’acceptant comme une partie de sa vie. Vous comprenez qu’il ne faut pas sortir ça dès la première consultation. Il faut que le patient soit prêt à l’entendre. Au centre, on utilise la métaphore de la feuille de papier, qui symbolise la douleur. Beaucoup de patients ne voient plus que cette feuille. Je dis toujours que je vais peut-être pouvoir en déchirer une partie, par exemple à l’aide de médicaments, mais que je ne peux enlever la feuille. Le centre peut vous aider à mieux supporter la feuille. Ce genre de thérapie comportementale fonctionne bien associée à des médicaments ou de l’exercice, comme le yoga ou le tai-chi. Ces derniers sont teintés d’ésotérisme, mais il est scientifiquement prouvé que l’association de certains mouvements à une forme de méditation fonctionne pour lutter contre la douleur. Ce qui est très intéressant pour le tai-chi et le yoga, c’est que c’est efficace même quand les leçons sont données en groupe et même quand l’enseignant le fait négligemment. Et il n’y a pas que ça. Si un kinésithérapeute souhaite lutter efficacement contre la douleur chronique, il doit être un spécialiste de haut niveau. Mais un enseignant de tai-chi n’a pas du tout besoin d’être un Chinois qui a passé dix ans dans les montagnes à approfondir la technique.

La ministre de la Santé publique Maggie De Block (Open VLD) doit-elle rembourser le tai-chi ? Elle sera contente, elle doit déjà prendre des mesures d’économie.

Pas forcément. Il ne faut pas tout faire sur prescription. Je raconte une boutade hardie sur les kinésistes : la kinésithérapie est surtout efficace quand on y va à pied. C’est déconsidérer les kinésistes, car ils sont très précieux, certainement en cas de douleur aiguë. Mais elle cache une critique qui vaut pour tous les professionnels de la santé : parfois nous dorlotons et nous médicalisons trop. Madame la ministre sera contente de l’entendre, mais je trouve qu’on peut parfaitement mettre le patient face à ses responsabilités. Quand un patient obèse se plaint de douleur dans son nouveau genou, je ne cache pas mon agacement. En premier lieu, on ne donne pas un nouveau genou à quelqu’un tant qu’il ne perd pas du poids ou qu’il ne fait pas d’exercice accompagné. Cela éviterait déjà une partie des opérations au genou. Mener une vie malsaine est la meilleure garantie de développer une douleur chronique. Arrêter de fumer et manger plus sainement fait toujours partie de la thérapie. Je souhaite faire une campagne autour de ce sujet avec la Fédération européenne de la douleur en 2019 et 2020.

Celui qui s’adresse à vous, doit travailler dur, tant sur le plan mental que physique.

C’est exact. Nous ne pouvons pas mettre de l’énergie dans des personnes qui ne sont pas prêtes à s’investir dans la thérapie. Ce n’est pas toujours simple à faire comprendre. 30 à 40% des patients n’acceptent pas le concept de douleur chronique et décrochent rapidement. Souvent, on revoit ces gens, après des mois et même des années, malheureusement souvent après avoir subi une opération.

Utiliseriez-vous des placebos pour lutter contre la douleur? Cela revient également à utiliser la force du cerveau.

J’ai connu un médecin qui avait l’audace de prescrire du (NDLR : il prend un accent américain) PlayCeeBoo, « un médicament cher venu des États-Unis ». Je trouve que c’est aller trop loin. Si cela s’ébruite, c’est destructeur pour la relation médecin – patient. Mais nous n’utilisons pas du tout assez la force de notre cerveau. C’est pourtant simple, en expliquant tout bêtement au patient que ses attentes jouent un grand rôle dans le processus de guérison.

Tout le monde court-il autant de risques d’être atteint de douleurs chroniques ?

Ce que nous traitons ici, peut arriver à tout le monde. Mais certains groupes sont plus vulnérables. Les femmes, par exemple. Parce que chez elles, l’équilibre entre la vulnérabilité et la résilience est plus rapidement perturbé.

Est-ce purement une question biologique, comme une personne qui sera plus rapidement obèse qu’une autre?

Beaucoup de gens seront étonnés, mais la douleur revêt une forte dimension sociale. Les personnes défavorisées sont plus vulnérables. Nous savons que le cerveau est modulable jusqu’à 23 à 25 ans. Cela signifie que ce qu’on vit dans son enfance et son adolescence peut laisser des traces dans le cerveau. Ainsi, une sensibilité élevée à la douleur peut être une conséquence d’abus, de problèmes émotionnels, ou de négligence. Il n’est pas rare qu’un diagnostic de douleur soit un indicateur indirect de traumas ou de familles désunies. Après avoir travaillé quelques années dans une clinique de la douleur, on se fait une assez bonne idée des profils sociaux. La fibromyalgie se rencontre dans toutes les couches de la population qui ont des difficultés financières. Et quand les patients disent avoir des enfants, je sais généralement avant qu’ils le disent qu’ils souffrent de TDAH ou de dyslexie.

Une bonne politique sociale ou de pauvreté peut donc littéralement apaiser beaucoup de douleurs ?

Absolument. Si nous voulons changer la douleur dans le monde, nous devons d’abord changer le monde. On ne peut sous-estimer l’importance de la prévention. Pourtant, à peine 2% du budget total européen des soins de santé va à la prévention. Je suis convaincu qu’une prévention solide permet d’économiser 30 à 40% en soins de santé. Une intervention simple pourrait être de reconnaître le contrôle de la douleur comme une compétence professionnelle. Laissez les kinésistes, les psychologues, ou les infirmiers se spécialiser en contrôle de la douleur, et cela permettra d’économiser de nombreuses heures de traitements interdisciplinaires coûteux. Cela peut également booster l’économie. Savez-vous ce que coûte la douleur chronique chaque année à l’économie belge ? 11,7 milliards d’euros. Au niveau européen, on parle de 500 millions de jours d’incapacité de travail par an, causés surtout par les maux de dos. Chacun se rend compte qu’il faut prendre des mesures préventives. Mais mon travail européen m’a guéri de la pensée naïve d’hommes politiques qui pensent en termes de dix ou vingt ans.

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