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Tracage des patients contaminés : la Belgique rate-t-elle (encore) le coche ?

Le Vif

Un consortium d’entreprises belges a mis au point une appli qui mémorise les « contacts rapprochés », éventuelle source de contamination. Mais sa solution, pourtant présentée comme sécurisée et efficace, est écartée au profit du tracage « manuel » par téléphoniste. Les industriels râlent. Du côté politique, on dément tout blocage, mais on désire davantage d’éclaircissements avant de s’engager.

Depuis l’explosion de la pandémie, retracer quelles autres personnes auraient pu infecter ou être infectées par chaque patient touché est essentiel. Dépend de ces réponses la prise de mesure de confinement, de prophylaxie (comme l’isolement dans le logement) et d’hygiène afin de limiter la contagion. On sait aujourd’hui que durant les premières semaines du confinement, le virus a en effet réussi à continuer à se propager, infectant des centaines de milliers de Belges, selon une étude menée par les épidémiologistes Pierre Van Damme et Heidi Theeten (Université d’Anvers).

Pour couper la chaîne de transmission du virus, il s’agit d’assurer la traçabilité du parcours des personnes infectées et de celles avec qui elles ont été en contact. L’objectif de cette technique, dite du « tracing » est d’isoler les personnes qui seraient effectivement infectées et d’encadrer leur entourage pour limiter la propagation du virus. Il y a quelques semaines se réunit un groupe spécialisé mené par le ministre De Backer, auquel sont évidemment associées toutes les régions, compétentes en la matière. Face à eux, deux options. Le tracing, déjà employé pour le dépistage de la tuberculose et des autres maladies à déclaration obligatoire, et le tracking automatisé. Pour le tracing, les centres de dépistage et les médecins généralistes fourniront les coordonnées des malades. Des « téléphonistes » devront les faire parler sur leurs contacts « prolongés et rapprochés » des deux dernières semaines, en faisant appel à leur mémoire. Ces téléphonistes ne sont ni infirmiers ni médecins. Mais le cahier des charges précise que « les agents feront preuve d’écoute proactive et d’empathie et communiqueront les informations essentielles, destinées à collecter tous les éléments marquants de l’anamnèse de la maladie (contacts aussi anodins soient-ils avec d’autres personnes infectées, souvenirs, collectivités et lieux fréquentés, etc.). Le rapport qu’ils rédigeront sera ensuite intégré à la plateforme logicielle fédérale, afin que ces informations soient disponibles et puissent être traitées en toute confidentialité ».

En Wallonie, le consortium désigné par l’AViQ est composé des mutualités, auquel s’associent deux opérateurs de Contact Centers (iKanbi et CallExcell). A Bruxelles, le consortium associe également les mutuelles au call center N-Allô, en fait l’ancien call-center d’Electrabel séparé de la maison-mère lors de la libéralisation. Les formations se déroulent actuellement à marche forcée, le tracing devant commencer formellement ce lundi 11 mai.

Via le signal bluetooth du smartphone

Mais, pour certains acteurs, la solution du tracing manuel ne semble pas être à la mesure de la spécificité de la pandémie, notamment en termes de quantités d’informations à traiter. Ces acteurs veulent utiliser la technologie du tracking des smartphones pour automatiser la surveillance du virus. Une technologie utilisée notamment en Allemagne, mais aussi sur les starting blocks en Grande-Bretagne. Le principe est simple : le signal bluetooth de l’appareil permet de retenir quels autres appareils vous ont côtoyé à moins de 1,5 mètre pendant plus de 15 minutes, la valeur retenue comme étant la limite sous laquelle le risque est nul. Il y a cinq semaines, un consortium se forme entre Keyrus, Imec, Cumul.io, Bingli et quelques autres dont… Microsoft. Habilement, ces firmes, actives dans des maillons divers de l’automatisation des soins et des données de santé, se placent sous la coupole de BioWin, le cluster de la santé de la Wallonie. Elles associent les patients via la coupole Eupati et le monde académique sous forme d’un conseil des sages : les professeurs Stéphane de Wit (ULB), GiovaniBriganti (ULB), Mylène Botbol-Baum (UCL), Jacques Brotchi (ULB), Michel Goldman (ULB), les docteurs Pierrette Melin (ULG) et Pascal Semaille (ULB) conseillent non seulement sur le fond mais apportent leur caution morale au projet. C’est qu’il en faut : on parle de stockage de données personnelles de santé, soit les données les plus précieuses selon les lois de protection de la vie privée.

69 % des Belges favorables sous conditions

Le domaine est sensible : un sondage de Test Achats montre que les Belges sont inquiets du respect de leur vie privée. Mais que deux tiers sont d’accord de prendre un risque pour sauver des vies. « L’application devrait respecter les grands principes du règlement européen et reposer sur l’anonymisation des données. Elle devrait également être transparente quant aux informations qu’elle collecte, ainsi que sur la finalité et la durée de cette collecte. Notre sondage montre que 69 % des Belges pensent qu’il est possible de trouver des solutions technologiques pour l’utilisation des données dans la lutte contre le Covid-19 qui préservent le droit à la protection des données et la vie privée « , explique la porte-parole Julie Frère.

Et là, le consortium, qui baptise son appli KO-Vid, avance des arguments : les données seront anonymisées dès la collecte. Si le citoyen saura qu’il pénètre dans une zone « infectée », c’est sans connaître l’identité des personnes en question. « C’est exactement comme dans Waze. Vous voyez une bulle pour chaque voiture, mais jamais le nom de la personne. Un système gère les données, un autre les bulles anonymisées, sans moyen de recoupement. Les ponts sont volontairement brisés « , explique Michèle Paque, directrice executive de l’unité Biopharma du groupe Keyrus, un des acteurs du consortium.

La conformité aux lois belges et européennes de protection des données, qui assure notamment la proportionnalité et la destination des données, ainsi que leur destruction, une fois la crise passée ? Le consortium la garantit via MyData-Trust, une firme dont c’est précisément le métier. L’efficacité ? Michèle Paque le promet dès 10 % de participation, grâce à un moteur d’intelligence artificielle particulièrement puissant, alors que les autres « appli » doivent collecter les données de 60 % des malades avant d’aider à la gestion de l’épidémie. Objectif : empêcher la deuxième vague d’aboutir à un confinement plus sévère encore. Les moyens ? Les firmes ne peuvent travailler bénévolement, mais assurent fixer leur tarif au prix coûtant et veulent bien le prouver. Mais depuis plusieurs semaines, le consortium se heurte à un refus. Pas un niet, plutôt un enlisement. « Nous avons proposé de le tester sur 1.000 personnes volontaires. Refusé ! Nous avons marqué notre enthousiasme à l’idée que des experts externes valident nos processus. Encore refusé ! Sans que nous sachions si le blocage vient du fédéral ou des Régions « , tempête Michèle Paque.

Objectif : empêcher la deuxième vague d’aboutir à un confinement plus sévère encore.

Un tracing manuel contestable

Le consortium KO-Vid se trouve d’autant plus fâché que, selon lui, son rival, le tracing manuel est loin de remplir les conditions indispensables. Avec des questions dérangeantes : « Comment l’opérateur va-t-il contrôler l’identité de la personne ? Aura-t-elle en sa possession un système pour vérifier que la personne qu’elle a en ligne est bien celle qu’elle prétend être ? Qui vont être ces opérateurs ? Sont-ils formés à la protection des données ? Ont-ils signé une clause de confidentialité ? Vont-ils être recrutés sur base de critères éthiques ? Comment contacter le délégué à la Protection des données ? Combien de temps ces données seront-elles conservées ? Les conséquences d’une falsification, d’une perte, d’une publication pourrait avoir des conséquences graves pour le sujet concerné mais également pour les contacts rapportés : discrimination sociale, obligation de quarantaine, perte de revenus, contamination involontaire, perte d’emploi, divorce, exclusion sociale … une analyse d’impact est obligatoire. Une telle analyse est-elle prévue ? Quelles sont les mesures qui seront prises pour limiter cet impact ? « , égrène Xavier Gobert, directeur général chez MyData-TRUST, la société spécialisée en audit de protection des données et membre du consortium.

Les autorités bloquent-elles le projet de KO-Vid ? « Pas du tout. Le ministre De Backer a lancé un groupe spécifique, qui a reçu l’analyse du cabinet d’audit McKinsey. Qui mettait en évidence deux écueils. Un : les outils disponibles représentaient un danger pour le respect des lois belges et européennes de la vie privée. Nous n’avions pas toutes les assurances de ce point de vue. Deux : pour présenter un caractère d’efficacité et d’utilité de gestion de la crise, il faut atteindre 60 % de taux de participation du public. Or, là où c’est laissé au choix du citoyen dans le monde, on atteint avec peine 15 %. Quand il s’est agi de disposer d’une solution fonctionnelle dans les deux semaines, nous avons donc opté pour le tracing humain. Car nous avons l’expérience de résultats efficaces pour la rougeole, la rubéole ou la gale« , explique Stéphanie Wilmet, porte-parole de la ministre wallonne de la Santé Christie Morreale. « On est dans l’urgence et un faux-pas est exclu. Qu’aurait-on dit si on avait opté pour l’application et que celle-ci ne soit ni efficace ni sécurisée ? Il y a plein de questions auxquelles les réponses ne sont pas satisfaisantes. Un signal bluetooth peut traverser un mur d’appart. Est-ce que cela risque de signaler votre voisin ? Par contre, nous confirmons que nous ne sommes pas fermés à cette solution, une fois que nous l’estimerons mature. L’argent supplémentaire ? On est quand même dans l’exceptionnel, ce ne serait pas un obstacle majeur si on peut nous prouver que c’est sécurisé, efficace et utile. Mais dans la situation d’urgence où l’on se trouve, aucun projet ne peut capoter par manque d’examen du sérieux du projet « .

Par Frédéric Soumois

Le tracking se fera sur base volontaire. Il faudra de la pédagogie pour persuader les Belges d'y adhérer.
Le tracking se fera sur base volontaire. Il faudra de la pédagogie pour persuader les Belges d’y adhérer.© GETTY IMAGES

De Wit : « Nous avons l’expérience du sida. Ce genre de travail est très difficile »

« Pour moi, les deux systèmes peuvent totalement cohabiter, car ils ont chacun leur utilité, du moins dans la théorie. Car il est vraiment difficile de se prononcer sur le tracage humain que viennent de choisir les régions wallonne et bruxelloise. Quel est son cadre, sa fiabilité, quelles questions seront posées aux patients, quelles procédures ont été élaborées ? On n’en sait rien, alors qu’on déconfine le 11 mai. C’est demain », réagit le professeur Stéphane De Wit, chef de service des Maladies infectieuses au CHU Saint-Pierre (ULB). « Il sera évidemment essentiel de voir quelles balises ont été prévues pour le respect de la vie privée. Je souhaite bien du plaisir aux enquêteurs qui devront faire cela par téléphone. J’ai la longue expérience de faire ce genre de travail pour la maladie du sida, dont l’hôpital St-Pierre reste un des établissements pionniers dans le monde, et cela fut et reste très difficile. Vous devez entrer dans la vie privée du patient et pour des questions dont le champ contextuel sont la vie et la mort, la maladie et la souffrance.

C’est comme quand une capote se déchire, cela ne veut pas dire que vous avez contracté le sida, mais que vous devez vous faire dépister dans les semaines qui suivent… et rester sexuellement confiné pendant un certain délai.

Ces réserves faites, il me semble que le tracing humain a néanmoins toute sa place, par exemple au lit des patients. Mais qu’il n’est pas incompatible avec une application ou un système informatisé qui aide à la fois les pouvoirs publics à y voir plus clair dans l’éventualité d’un rebond, maintenant que le déconfinement a débuté, mais aussi chaque individu à être alerté d’un danger subtil qu’il n’avait pas identifié, afin de se faire dépister. C’est comme quand une capote se déchire, cela ne veut pas dire que vous avez contracté le sida, mais que vous devez vous faire dépister dans les semaines qui suivent… et rester sexuellement confiné pendant un certain délai. C’est exactement la même chose. Ne nous privons pas des ponts que les technologies modernes peuvent nous apporter. C’est vrai que dans les semaines qui viennent de s’écouler, on a veillé au plus urgent, mais pour avancer dans le déconfinement en minimisant les risques, il faut travailler aussi sur le moyen terme, ce que promet de faire cette application.

Jacques Brotchi : « Je refuserais de répondre au téléphone »

Pour le professeur Jacques Brotchi, neurochirurgien de réputation mondiale et professeur émérite à l’Université Libre de Bruxelles, ancien président de l’Académie francophone de médecine, « les techniques habituelles de tracage ne suffiront pas. On nous dit que c’est déjà en usage pour la tuberculose et que cela fonctionne, mais il s’agit là de 1.000 patients par an. Nous parlons ici de 1.000 patients par jour ! C’est une autre échelle. Faire ce tracage de cas avec un téléphone et un crayon, c’est inimaginable. Ce serait comme me demander d’opérer un cerveau sans utiliser les ressources de la navigation neuronale. Il faut au contraire profiter des dernières avancées technologiques pour avancer rapidement face à une maladie dont la vitesse de propagation est extrême. Quant à la vie privée, je ne la trouve pas davantage garantie par l’intervention d’un être humain que par un algorithme.

Comment savoir si la voix suave que vous entendez est tenue par le secret professionnel ? Comment savoir si les données collectées ne serviront qu’à ce qui est annoncé et pas vendues ou conservées à la merci du premier hacker venu ?

Au vu des firmes qui ont remporté le marché, les deux call-centers qui fourniront l’essentiel du personnel en contact direct avec les patients sont plutôt actifs dans le domaine de l’énergie, l’automobile, les télécommunications. De plus, les bureaux sont décentralisés en partie à Tirana (Albanie) et à Casablanca (Maroc). Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse là des personnes adéquates pour traiter des questions relatif à l’intime et à la santé, qui doivent retracer avec vous votre vie sur les 15 derniers jours. Personnellement, je me refuserais à leur répondre. Comment savoir si la voix suave que vous entendez est tenue par le secret professionnel ? Comment savoir si les données collectées ne serviront qu’à ce qui est annoncé et pas vendues ou conservées à la merci du premier hacker venu ? On me répond que c’est Sciensano qui est garant du traitement de ces données. Cela doit-il me rassurer ? Sciensano, c’est bien ceux qui trouvaient que le masque ne devait pas être utilisé ? C’est bien cet organisme qui est dirigé par un virologue qui affirme ne pas porter de masques dans les supermarchés ? Sciensano, à mon avis, doit disparaître une fois la crise actuelle passée. Et dans ce cas-ci, je ne comprends pas l’acharnement qui fait repousser une solution développée par des gens honorablement connus sur le marché et qui marie intelligence humaine et intelligence artificielle ».

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