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Revivre ou les secrets de la résilience

Le Vif

Pourquoi certaines personnes sont-elles brisées par les traumatismes tandis que d’autres parviennent à renaître ? Le chemin de la résilience est long, mais il reste ouvert à la plupart d’entre nous.

Après des années d'errance, Renaud fait son grand retour.
Après des années d’errance, Renaud fait son grand retour. © G. Le Goff/Panoramic

Comment font-ils ? Où puisent-ils la force de rebondir, ces grands blessés, toujours debout, et même bien vivants, en dépit du malheur ? Lola Dewaere n’a pas 3 ans lorsqu’elle perd son père acteur, dont elle apprendra plus tard qu’il s’est suicidé d’une balle de carabine dans la bouche. Elle grandit en plein chaos, avant d’échouer sur un lit d’hôpital, clouée par un terrible accident de voiture (voir l’entretien page 40). La gamine en morceaux d’autrefois pétille aujourd’hui en héroïne de Guitry à l’affiche d’un grand théâtre parisien. Dans la famille des revenants magnifiques, il y a aussi Renaud, troubadour dépressif, longtemps vissé à son goulot d’anisette. Qui aurait imaginé le vieux chanteur usé passer de l’ombre à la lumière avec son dernier album – un demi-million d’exemplaires vendus – et son autobiographie, en tête des ventes en France et en Belgique un mois après sa sortie (1) ? Moins connue, mais ça viendra, Andréa Bescond a, elle aussi, estomaqué le public avec son spectacle Les Chatouilles ou la danse de la colère, primé aux Molières, où l’actrice aborde un thème pourtant peu propice aux entrechats comiques : les viols subis durant son enfance. Citons encore les témoignages devenus des succès de librairie, comme celui d’Agnès Ledig (2) ou d’Anne-Dauphine Julliand (3, voir page 41), dont les enfants ont été emportés par la maladie, et ceux des victimes des attentats ou de leurs parents.

Stars ou héros ordinaires, ils nous épatent et nous sidèrent, ces champions de l’adversité. Dans notre époque crépusculaire, où l’espoir semble avoir été mis hors jeu par les crises et les désastres en série, ces refuzniks de la fatalité font mieux que tous les saints du calendrier pour nous redonner la foi. Les experts de l’âme humaine leur ont même trouvé un nom : les résilients. Du latin resilire,  » rebondir « . En physique, le processus qui lui est associé – la résilience – désigne la capacité d’un matériau à reprendre sa forme initiale après avoir subi un choc. Dans nos existences imparfaites, il renvoie non seulement à la capacité de résister à un traumatisme, mais aussi à celle de se reconstruire après lui.  » Renaître de sa souffrance « , comme le dit le psychiatre Boris Cyrulnik, à qui l’on doit la popularisation du terme, dans les années 1990 – employé depuis à l’envi dans toutes sortes de domaines.

16 novembre 2015. Les Parisiens observent une minute de silence, en hommage aux victimes des attentats commis trois jours plus tôt dans la capitale
16 novembre 2015. Les Parisiens observent une minute de silence, en hommage aux victimes des attentats commis trois jours plus tôt dans la capitale© K. Tribouillard/AFP

Pendant longtemps, les spécialistes ont estimé, dans la lignée des travaux de Charcot, que l’impact du traumatisme était lié à la fragilité de la personne. Dans les années 1980, une professeur de psychologie américaine, Emmy Werner, renverse la perspective : les troubles psychologiques sont une réaction normale à une situation anormale. La thérapeute se fonde sur son travail entamé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En 1955, elle entreprend une étude portant sur 698 nouveau-nés issus de milieux très défavorisés, qu’elle suit jusqu’à leur 40e anniversaire. Elle constate que 201 d’entre eux ont appris un métier, fondé une famille, bref ont éprouvé les joies et les avanies de tout un chacun, sans souffrir d’aucun trouble psychique. Emmy Werner s’aperçoit aussi qu’avant l’âge de 10 ans, les garçons sont plus vulnérables que les filles, et que la situation s’inverse ensuite. Les chercheurs comprennent alors combien la  » renaissance  » est un processus complexe, à la fois biologique, affectif, social et psychique.  » Le sujet traumatisé passe du statut de malade à celui de victime « , résume le psychiatre Serge Tisseron (4).

Ce qui, pour les intéressés, n’est pas forcément une bonne nouvelle. Il s’agit d’avancer, pas de gémir. Pascal Hardy, par exemple, n’a besoin de la pitié de personne. Alors même que, aux championnats de la guigne, il décrocherait la coupe. En 2007, la femme de ce quinquagénaire dynamique prend le large. Quelques mois plus tard, Pascal assiste à la fête de l’école de son fils. De très forts coups de vent arrachent un arbre, qui tombe sur lui. Coma, paraplégie, chaise roulante. Le père de famille perd son emploi dans un grand cabinet de conseil international, à dix jours de la fin de sa période d’essai –  » le job de ma vie « . Il pense d’abord pouvoir retrouver un boulot.  » J’étais con, je faisais des mails, et même des entretiens de recrutement à l’hôpital « , s’amuse-t-il aujourd’hui. Puis il sombre, quelques mois.  » A un moment, vous vous dites : soit je laisse tomber, soit je décide de vivre. J’ai choisi de vivre, pour mon fils de 5 ans.  » Ce battant  » optimiste depuis toujours  » dirige désormais deux start-up qu’il a fondées dans le secteur de l’environnement et du numérique.  » L’avantage, c’est que je n’ai plus peur de rien, dit Pascal. Et j’essaie de vivre de manière que les autres oublient totalement que je suis en fauteuil. On n’est pas obligé de tout voir par le prisme de ce qu’on a vécu.  »

Au nom des siens

Revivre ou les secrets de la résilience
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Martin Gray a survécu à l’insoutenable. La mère et les frères de ce juif polonais sont tués dans un camp de concentration tandis que son père est exécuté devant lui. Plus tard, sa femme et ses quatre enfants meurent dans un incendie. Son livre Au nom de tous les miens deviendra un film. « Je suis simplement un homme qui essaie de dire pourquoi il continue d’espérer », déclarait-il. Martin Gray est mort à l’âge de 93 ans, s’était remarié deux fois et était père de cinq autres enfants. Il expliquait son exceptionnelle résilience par l’amour des autres, le souvenir de son père et ses racines. « Le peuple juif […] a connu des siècles de persécutions [tout en restant] indestructible, écrivait-il. Je me suis retrouvé à travers [lui]. »

Le pardon de Barbara

Revivre ou les secrets de la résilience
© M. Lebon/INA/AFP

Tarbes, 1942, la vie de Barbara bascule. Son père profite d’une réunion de famille pour abuser sexuellement de sa fille de 10 ans. Elle se tait, grandit et quitte le domicile familial avant d’entamer son exceptionnelle carrière de chanteuse. Certaines paroles de L’Aigle noir évoquent entre les lignes l’inceste qu’elle a subi. Mais ce n’est que dans son autobiographie, Il était un piano noir… Mémoires interrompus, parue après sa mort, en 1998, que l’artiste revient sur son traumatisme. Son père décède alors qu’elle ne l’a pas revu depuis de longues années. « Mon plus grand désespoir, écrit-elle, est de ne pas avoir pu dire à ce père que j’ai tant détesté : je te pardonne, tu peux dormir tranquille, je m’en suis sortie, puisque je chante. »

Comme le souligne le psychopédagogue Bruno Humbeeck de l’université de Mons (5),  » la résilience n’est pas un choix : ce sont des opportunités que l’on saisit, en stimulant des ressources personnelles et interpersonnelles. Dans un premier temps, la personne entame une quête de liens – la capacité de susciter de l’empathie, explique-t-il. Puis elle cherche à donner une explication à son traumatisme. Enfin, elle reprend son développement intérieur, grâce à la remise en route des émotions.  » Sur ce chemin, certains, comme Pascal, mobilisent une force de caractère qu’ils savaient posséder depuis toujours. D’autres se découvrent  » forts  » – quoique les résilients ne se décrivent jamais comme tels, l’adjectif les renvoyant à un passé douloureux qu’ils ont justement dépassé.

Sylvie Van Dam pensait ne jamais pouvoir se remettre du suicide de son fils de 22 ans, Corentin, dévasté par un chagrin d’amour.  » Au début, c’est le tunnel total, je n’avais qu’une envie : le rejoindre, mourir moi aussi.  » Des mois durant, elle tente de comprendre avec son mari pourquoi son fils s’est pendu, ce soir d’automne, dans sa chambre, après avoir échangé des mots rassurants avec elle. Sylvie consulte médecins et psychiatres. Et finit par conclure  » à une rupture avec le réel qui peut durer un instant « . Elle reprend pied grâce à un thérapeute, puis à une autre mère, auteur d’un livre sur le suicide de sa fille de 16 ans, qui lui envoie des messages régulièrement pendant la première année.  » Pas à pas, sans le savoir, j’étais en train de reconstruire quelque chose « , raconte Sylvie.

Une aventure collective

Comment une société devient-elle résiliente face à une situation traumatisante comme l’est la menace terroriste ? « Il faut trouver un sens collectif aux événements, analyse Michèle Vatz Laaroussi (1), professeur en médiation interculturelle à l’université de Sherbrooke (Canada). Ce qui permet d’avancer, c’est la reconnaissance juridique et sociale des victimes, mais aussi la mémoire commune et les forces de solidarité qui se déploient entre les individus, loin des polarisations politiques. » La chercheuse a travaillé avec des survivants du génocide rwandais et des réfugiés colombiens au Québec. « Ils ont redécouvert ce qui faisait du lien entre eux en revenant à leurs racines et, pour certains, en fondant une association. » Dans ce processus de cohésion, l’école est un acteur clé.

(1) Mobilité, réseaux et résilience. Presses de l’université du Québec.

Des mécanismes de résistance propres à chacun : l’écriture, l’humour, l’engagement militant…

Les proches, les amis, un thérapeute, une communauté à laquelle s’identifier : tous ces  » tuteurs de résilience  » jouent un rôle clé, en permettant d’éviter l’isolement, le non-sens et la honte, freins puissants à la renaissance. S’ajoutent les mécanismes de résistance propres à chacun : l’écriture, l’humour, la créativité, l’engagement dans un groupe militant, la création d’une association. Une enfance heureuse, avec un lien maternel fort durant les premiers mois, est également primordiale. Cette  » imprégnation  » stimule dans le cerveau la production de dopamine – un neuromédiateur favorisant l’action et le plaisir – et celle de la sérotonine, l’hormone de la confiance. Les petits transporteurs de cette hormone du bonheur, facilement anxieux et émotifs, encaissent plus difficilement que d’autres les situations traumatisantes.

Difficile enfin d’évoquer la résilience sans citer la maxime de Nietzsche :  » Ce qui ne tue pas rend plus fort.  » La vérité est qu’on n’est jamais résilient pour toujours, ni dans toutes les situations. Pascal le paraplégique a parfois ses coups de mou :  » J’annule un rendez-vous, je pleure une demi-heure et je repars.  » Elisabeth, qui a perdu son mari et son petit-fils dans la tempête Xynthia en 2010, se terre lorsqu’elle ne va pas bien :  » Je ne veux pas être la grand-mère ou la veuve qui n’arrête pas de pleurer parce qu’elle a perdu sa famille.  » Sylvie Van Dam résume ces émotions mêlées avec ses mots :  » Je n’ai rien d’une héroïne. Je n’accepte pas la mort de mon fils, mais j’accepte de vivre avec, et avec l’idée que des coins de ciel bleu sont possibles.  » Sur la tombe de son fils Corentin, ses copains ont déposé le maillot du club de foot préféré du garçon. Ils ont aussi transporté un banc de bois sur lequel sont gravés les mots qu’il employait souvent.  » Au début, j’allais tous les jours au cimetière, glisse-t-elle. Maintenant, j’y vais une fois par semaine. C’est quand même plus raisonnable.  »

(1) Toujours debout, et Comme un enfant perdu (XO éd.).

(2) Pars avec lui (Albin Michel).

(3) Deux Petits Pas sur le sable mouillé (J’ai lu).

(4) La Résilience (PUF,  » Que sais-?je ? « ).

(5) De Blanche-Neige à Harry Potter. Des histoires pour rebondir (éd. Mols).

Par Claire Chartier, avec Diane Cacciarella.

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