Esther Perel et Rika Ponnet © Marlena Waldthausen

Relations amoureuses: « Si vous avez peur de vous engager ou d’être abandonné, cette peur est encore plus forte à l’ère d’Internet »

Han Renard

La première est une psychothérapeute belge de renommée mondiale qui vit et travaille aux Etats-Unis depuis des années. La seconde est la spécialiste des relations de couple la plus célèbre de Flandre. Notre consoeur de Knack a réuni Esther Perel et Rika Ponnet pour parler d’amour à l’ère du numérique. « Aujourd’hui, il y a énormément de crainte d’être blessé. »

Dans quelle mesure l’adultère et l’amour romantique se recoupent-ils?

Rika Ponnet : Je vois toujours l’adultère comme un désir de rapprochement – et donc de romance.

Esther Perel : Les relations modernes sont généralement des relations sentimentales. C’est pourquoi l’adultère est l’une des crises relationnelles les plus importantes aujourd’hui. Il fait voler le rêve romantique en éclats.

Ponnet : Dans un monde où l’amour romantique est l’idéal et où votre partenaire doit être votre meilleur ami, votre amant, et votre providence en même temps, l’adultère est vécu comme quelque chose de mortellement grave. C’est comme une mort émotionnelle. Autrefois, les mariages étaient des transactions économiques. Votre coeur était pris par vos enfants ou d’autres personnes autour de vous, et pas nécessairement par votre partenaire. Si ce dernier était sexuellement actif ailleurs, ce n’était pas aussi déstabilisant.

Perel : L’adultère a toujours été douloureux, mais aujourd’hui il est traumatisant. Dans notre culture en tout cas. J’en parlais avec des femmes en Afrique de l’Ouest. Elles n’attendent pas tout de leur partenaire. Après une infidélité, elles se disent  » je n’ai pas bien choisi  » ou  » j’ai eu de la malchance « , mais elles ne remettent ni leur personne ni leur vie en question.

Devons-nous ajuster notre image idéale de l’amour ?

Ponnet : Nous avons une image trop Walt Disney de l’amour romantique. Nous devons accepter que la souffrance en fasse partie. Nous devons donc apprendre à mieux faire face à la douleur. Mais il ne faut pas jeter l’enfant avec l’eau du bain ou se contenter d’une pâle copie de l’amour romantique. Aujourd’hui, on voit des gens expérimenter les relations libres, le polyamour, etc. J’en vois parfois, et je constate qu’il n’est pas si facile de remplacer l’idéal d’une relation amoureuse exclusive avec une personne par autre chose. Cet idéal répond tout simplement à des besoins humains profonds.

Perel : Mais l’amour romantique est un amour jeune. En tant que thérapeutes, nous essayons d’aider les gens en amour adulte. Dans les relations adultes, il faut accepter les crises. Qu’à un moment, vous vous direz: je ne supporterai pas cette personne un jour de plus. Et à un autre: je ne peux pas me passer de cette personne. Apprendre à faire face à cette ambivalence suppose de la maturité.

Ponnet: Esther le dit joliment, à savoir que dans un mariage, on vit parfois quatre mariages ou que dans une relation à long terme, on vit parfois quatre relations. Nous évoluons, nous vieillissons et passons par différentes étapes de la vie. Tomber malade, perdre son emploi, il y a tant de choses qui peuvent avoir un impact énorme sur une relation. Toujours recommencer: je trouve que c’est là une belle image de l’amour adulte.

Perel : Rika, ce que vous dites du polyamour est exactement la même chose que ce que les gens qui se mariaient pour des raisons pratiques disaient de l’amour romantique : « Eh bien, ils veulent tomber amoureux. Quelle naïveté ! Pour un bon mariage, il ne faut pas de l’amour, mais du respect, la même religion et des valeurs partagées. Les générations plus âgées regardent toujours avec sympathie la façon dont les jeunes essaient d’améliorer le modèle d’amour existant. Mais les personnes polyamoureuses cherchent aussi des moyens de faire durer des relations permanentes. Et en raison de notre espérance de vie accrue, les relations doivent durer plus longtemps que jamais – deux fois plus longtemps qu’il y a cent ans.

Ponnet : Je pense que le polyamour est un phénomène d’un autre ordre. Il me semble qu’il ne s’agit pas tant d’une tentative de perfectionner l’amour romantique que d’une tentative de limiter la souffrance associée aux relations amoureuses en répartissant le risque d’être blessé sur différents partenaires. Je le vois aussi dans le « dating ». Il y a énormément de peur d’être blessé.

Perel: Je suis d’accord. Mais pourquoi pensez-vous qu’il y ait tant de peur ?

Ponnet : C’est dû en partie à notre croyance en la faisabilité de la vie et à la pulsion de contrôle qui en découle. Nous sommes maniaques et nous voulons contrôler tous les aspects de notre vie. Mais cela crée aussi de la peur. Dans d’autres cultures, on voit beaucoup plus d’abandon à la vie et la conviction que le destin détermine un certain nombre de choses.

Réfléchissons-nous trop à nos relations?

Ponnet : En tout cas, il y a trop de thérapeutes dans les médias et on donne trop de conseils. C’est à devenir fou. Qu’il s’agisse d’alimentation ou de relations : les journaux en sont remplis. Cela donne aux gens le sentiment qu’ils ne sont pas assez compétents pour savoir quoi faire. Je plaide pour que les gens reprennent confiance dans leurs choix. Chaque personne est différente, chaque relation est différente. Vous ne pouvez pas donner un seul conseil pour toute une population.

Les relations sont-elles plus difficiles aujourd’hui qu’autrefois ?

Perel: Elles sont différentes. Dans un monde de règles et d’obligations, on a beaucoup de certitudes et peu de liberté. Aujourd’hui, nous avons un modèle avec beaucoup de liberté de choix. Ce modèle laïque, dans lequel nous devons prendre toutes les grandes décisions nous-mêmes, apporte aussi l’incertitude, le doute de soi et une solitude sans précédent. En réaction, les gens partent tout de même à la recherche de règles. Ils ne se tournent plus vers Dieu ou vers l’Église, mais vers des experts. Je vais vous aider, » disent ces derniers. « Vous pouvez faire tout ce que vous voulez, parce que la seule limite, c’est vous. » C’est le mantra, aujourd’hui.

Ponnet : Prenez les applications de rencontre. Les personnes qui les utilisent se sentent souvent impuissantes et vulnérables durant ce processus. Il y a un groupe qui profite beaucoup de cette liberté, mais je vois aussi un grand nombre de personnes qui ont du mal à gérer.

Perel : Pour ma génération, les années 1960 et 1970 étaient une période véritablement romantique. Il y avait la contraception, il n’était pas encore question de sida. Pour la première fois, on pouvait faire confiance à l’inconnu. Quand on rencontrait quelqu’un, on ne voulait pas tout vérifier, parce qu’on cherchait justement une histoire dont on ne savait pas où elle allait nous mener. C’est au fond la définition d’un roman, d’où le mot romance est dérivé. En Amérique, il y a aujourd’hui une culture de dating extrêmement codifiée, avec des rencards de petit-déjeuner, de déjeuner, de dîner soumis à des prescriptions en constante évolution. Les gens y vont avec une checklist de critères auxquels l’autre personne doit correspondre. Comment obtenir quoi que ce soit de romantique dans ces conditions? Comment même vivre quoi que ce soit?

Ponnet: Avec une telle approche, le désir n’a aucune chance. Si l’on se base sur ces check-lists, l’autre personne est souvent rejetée prématurément.

Perel : C’est du consumérisme romantique, c’est ça : on « date » comme on choisit un produit dans une boutique.

Ponnet : C’est pourquoi ces dates échouent souvent. Dans ma pratique, je m’efforce surtout de rendre les gens plus réceptifs. Et d’élargir leurs scénarios : « Non, il n’a pas besoin de faire 1,85 mètre pour être un bon match »,  » Non, qu’il ait plein de cheveux ne garantit pas une relation heureuse ». Une personne n’est pas la somme de vingt éléments, mais une expérience totale. Laissez-la venir à vous comme une expérience totale.

Les applis de rencontre favorisent-elles le consumérisme romantique?

Ponnet : En partie, oui. Si vous avez peur de vous engager ou d’être abandonné, cette peur est encore plus forte à l’ère d’Internet : on vous donne des outils supplémentaires qui vous aident à ne pas vous attacher. Mais les applications de rencontre ne sont pas le mal de notre temps. Elles en sont plutôt un symptôme.

Perel : Certaines applications aident les gens avec les conversations. De quoi devriez-vous parler, que pouvez-vous demander aux gens, comment pouvez-vous développer votre curiosité ? Des choses comme ça. Mais alors je me demande : qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? Les gens ne peuvent-ils pas juste regarder autour d’eux et entamer une conversation ? Pour les personnes faciles de contact, une appli peut se révéler très pratique pour rencontrer des gens qu’elles n’auraient pas l’occasion de rencontrer. Mais si vous avez passé trop de temps devant un écran ou sur votre téléphone et que vous ne faites plus de rencontres spontanées, une appli de rencontre ne vous aidera pas. Bien au contraire.

C’est aussi une question de confiance en soi. Tous ces conseils et toutes ces règles font que les gens s’éloignent d’eux-mêmes. Ils sont tellement conscients de ce qu’ils font à ce moment-là – ou pensent qu’ils doivent faire – qu’ils n’accordent pas d’attention à l’autre pendant un rendez-vous et ne sont pas dans le bon état d’esprit.

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Les gens ne se demandent-ils pas aussi: est-ce que je fais bien d’investir de l’énergie dans cette personne?

Perel: (sourit) Comment savoir si j’ai trouvé le bon?

Vous pose-t-on souvent des questions sur la quête de l’amour véritable?

Perel: Tout le temps.

Que répondez-vous alors?

Perel: On ne sait jamais. Mais c’est la question des millennials. Et alors, je demande: « Que voulez-vous dire par le bon? » Ici, on voit à nouveau que ce que les gens cherchaient autrefois dans la religion et Dieu, ils le cherchent dans l’amour romantique. Nous voulons un lien significatif et spécial avec l’autre, nous voulons l’extase et la transcendance, et nous donnons à l’autre et à l’amour des traits religieux. Autrefois, « The One » était un terme uniquement utilisé pour Dieu.

Ponnet: Aujourd’hui, on entend souvent qu’on met la barre trop haute et que nous attendons trop de cette personne. Avec en pensée sous-jacente : il faut revoir ses attentes à la baisse. Je ne suis pas d’accord.

Des gens comme le philosophe britannique Alain de Botton affirment en effet que l’amour romantique est une chimère. Qu’il nous rend malheureux et que nous devrions avoir des attentes réalistes en matière de relations.

Ponnet : Cela me rappelle le discours des prêtres du passé : Ici sur terre, c’est une succession de malheurs. Résignez-vous, et vous serez heureux dans l’au-delà. » Je trouve qu’il faut oser vivre sa vie et ses désirs au maximum.

Perel: C’est peut-être différent en Europe, mais les Américains vivent très seuls. Les familles sont fragmentées : les parents, les frères et les soeurs vivent dans des états différents et ne se voient qu’à Thanksgiving et à Noël. Cela conduit les gens à vouloir tout de leur partenaire. Trop, je crois. Ils veulent d’une seule personne ce qu’ils recevaient autrefois d’un village entier. Par exemple, leur partenaire doit aussi être leur meilleur ami. Alors, je dis : « Mais vous avez déjà un meilleur ami ». Ou : « Alors trouvez-vous un meilleur ami, parce que votre partenaire est votre partenaire. Votre partenaire peut être votre ami, bien sûr, et vous devez pouvoir lui faire confiance. Mais assurez-vous d’avoir aussi de bons amis, à qui vous pouvez dire des choses que vous ne devez pas nécessairement confier à votre partenaire ».

Ponnet : Je dis souvent aux gens : « Vous devez pouvoir tout partager avec votre partenaire, mais vous n’êtes pas obligé de tout partager. Vous devez également épargner l’autre personne et ne pas l’accabler tout le temps avec vous-même ». Aujourd’hui, les gens voient souvent le rapprochement comme : « Me voici et prends-moi comme je suis. Non, en plus du rapprochement, l’individualité, l’autonomie et les capacités à se consoler sont également importantes dans une relation.

Perel : Si votre partenaire peut beaucoup vous aider, c’est bien. Mais il n’est pas obligé de vous aider pour tout – ce n’est pas dans le contrat. Il ne vous doit rien. Il n’est écrit nulle part que votre partenaire doive vous réconforter, vous soutenir ou vous inspirer. S’il ne peut pas, vous pouvez essayer de le changer pendant vingt ans. Ou vous pouvez opter pour une meilleure relation et accepter la personne telle qu’elle est. Sinon, vous resterez pris dans une danse de colère et de dépendance : « J’ai besoin de toi pour être heureux, donc toi tu dois agir, tu dois changer. Mais tu ne changes pas. Et donc je suis en colère contre toi, parce que tu ne peux pas combler ma dépendance ». C’est ce que nous appelons la dépendance hostile.

Ponnet: L’autre n’est pas votre mère ou votre père.

Les gens se séparent-ils trop rapidement aujourd’hui alors qu’une thérapie les aiderait à sauver leur relation ?

Ponnet : Si les gens viennent me voir pour cette raison, je pense que c’est bien. Mais pourquoi les relations devraient-elles nécessairement être sauvées si les deux partenaires ne sont pas convaincus ? La séparation est toujours difficile, personne ne surmonte ça à la légère. Certains couples pourraient peut-être sauver leur relation en restant ensemble plus longtemps. Mais les temps ont changé.

Pensez au couple royal Albert et Paola. Ils ont connu des périodes turbulentes, mais ils ont dû rester ensemble. A un âge plus avancé, ils ont trouvé une relation harmonieuse. Mais est-ce là le message que nous devrions transmettre aux gens ? « Attendez vingt ans, et alors il y a peut-être une chance que la relation se transforme en un amour mature ? » Quand c’est fini, c’est fini. Si l’un des deux veut arrêter, c’est fini. On ne peut pas ressusciter un mort.

Ce sont les mêmes raisons romantiques qui nous poussent à nouer une relation aujourd’hui, qui nous poussent à en sortir. En ce sens, nos promesses de mariage sont ridicules. Comment promettre d’aimer voir quelqu’un pour le reste de votre vie ? Vous pouvez promettre de la loyauté, des soins ou un soutien financier. Mais aimer quelqu’un pour la vie est une promesse que personne ne peut tenir.

Perel : Dans ma pratique, je vois souvent des gens qui veulent très rapidement quitter leur partenaire. Alors, je leur demande : « N’est-ce pas trop rapide ? » Et souvent je vois des gens qui ne veulent pas ou ne peuvent pas partir : je leur demande pourquoi ils restent. On ne peut répondre catégoriquement à de telles questions. Il faut examiner chaque question dans son contexte. Avant, les gens ne pouvaient pas partir, surtout les femmes : elles n’avaient qu’à tout supporter. Aujourd’hui encore, il existe une grande différence entre les hommes et les femmes. La question de partir ou de rester n’est pas la même selon l’âge, le sexe et la situation économique des personnes concernées. Ou y a-t-il des enfants qui ont besoin de soins particuliers? Tout cela joue un rôle.

Les gens restent parfois ensemble pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’amour. Cela a toujours été le cas. On a plus de mal aujourd’hui parce qu’on a un modèle d’amour différent. Mais certaines personnes ne sont tout simplement pas douées pour les relations amoureuses intimes. Elles sont de bien meilleurs amis, parents ou patrons.

En consultation, sentez-vous rapidement que « c’est inutile  » ?

Perel : Oh oui, on le voit presque immédiatement : il ne va rien se passer. Parce que le traumatisme est trop grand, par exemple. Ou parce que les gens viennent seulement pour changer l’autre. Ils n’assument aucune responsabilité eux-mêmes. La vérité au sujet de la thérapie de couple est que 30 pour cent des couples tirent profit d’une thérapie et que les autres couples se retrouvent au même point deux ans plus tard.

D’autre part : qu’est-ce qu’une bonne relation ? Qui décide ? Seules les personnes impliquées peuvent le faire. Les gens divorcent parce qu’ils sont soit trop l’un sur l’autre, soit parce qu’ils éloignent trop. Ce sont les deux principaux problèmes d’une relation. Il n’y a plus rien entre deux personnes, ou elles s’étouffent mutuellement de toutes sortes de façons. Parfois elles s’étouffent de passion au début et de critiques à la fin.

Ponnet : Il y a la tension éternelle entre notre besoin de rapprochement et notre besoin d’autonomie. Mais les gens font des choix dans leurs relations à partir d’un besoin interne. Qui sommes-nous pour remettre en question ces choix ou pour dire : « Vous êtes trop proches »? Je vois aussi des gens qui, tout au long de leur vie, aspirent à une relation amoureuse, mais qui ne sont pas capables de créer le vrai lien nécessaire pour cela. Certains d’entre eux apprennent à l’accepter après un parcours thérapeutique.

Perel : Nous pouvons dire à ces gens : « Vous n’êtes pas seul. On peut se sentir très seul dans une relation, alors que célibataire, on peut entretenir de bonnes relations et de bonnes amitiés. L’idée que l’on soit pathétique et seul quand on n’a pas de partenaire doit changer. Cela rend les gens malheureux et honteux.

Ponnet: Ils ont le sentiment d’avoir échoué et d’être inférieurs. Et c’est terrible.

Esther Perel et Rika Ponnet
Esther Perel et Rika Ponnet © Marlena Waldthausen

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