Carte blanche

Quelques pensées d’un « dépressif » à l’attention des « biens-portants »

Chacun sait que pour se défendre d’un dépressif, la société recoure à deux moyens majeurs : l’hospitalisation et/ou la substance neuroleptique.

Il n’est nullement dans mon intention de remettre en question ces moyens : pour le protéger de lui-même et/ou des autres, ces moyens assurément s’imposent. Mon objectif ici est plutôt de mettre en relief ce que ces moyens s’évertuent à fondamentalement « faire taire » à l’intérieur des enceintes des hôpitaux et/ou par la camisole chimique : la désespérante expérience subjective du déprimé. C’est que cette expérience, loin d’être en effet une « pathologie », une « anormalité » ou une « maladie » propre au seul déprimé, constitue en réalité l’essence même de tout être dit « bien-portant ». En d’autres mots, mon hypothèse est que le bien-portant est un déprimé qui s’ignore ou plus précisément un être aux « portes et fenêtres blindées » contre l’intrusion de l’affect dépressif.

Cet affect, qui se manifeste lors d’une séparation, d’un deuil ou d’un traumatisme, traduit assurément une chute d’un temps (social, rassurant, plein, familier ou sensé) dans un autre temps (a-social, angoissant, vide, étrange ou insensé). Le déprimé vit assurément dans un temps désespérant que le bien-portant, lui, semble avoir voilé ou anesthésié par le biais de diverses occupations, divertissements ou soporifiques (amour, travail, consommation..). Mais pour tout-un-chacun ces soporifiques, on le sait, ne peuvent-être qu’impuissants à faire face à des épreuves douloureuses ou impossibles telles que la mort d’un proche, le départ précipité d’un être aimé ou la révélation d’une maladie incurable. L’affect dépressif est assurément, pour tout humain, incontournable : un jour ou l’autre, il se devra de s’y confronter. D’où l’intérêt donc de ces réflexions d’un « dépressif » à l’attention des « bien-portants ».

« Kierkegaard a écrit, nous rappelle Olivier Rey, que si l’absence de désespoir correspond à une incapacité à désespérer, alors le progrès, c’est le désespoir. » Afin de vous faire ainsi quelque peu progresser dans le désespoir, voici donc, Lecteur, Lectrice bien-portant(e), un condensé de mon histoire « dépressive » en cours. Mais attention : Tu pourrais t’y brûler, ne pas supporter l’éclat lumineux et aveuglant de certaines vérités qui s’y révéleront. Si tu es ainsi certain(e), Lecteur, Lectrice, que la « vie » que tu vis est « naturelle », déterminée par des gènes ou un dieu quelconque et que les valeurs sociales ou culturelles qui animent ton être ou le régissent reposent sur un sol dur comme du roc, alors je te conseille vivement d’arrêter ici ta lecture et de retourner à ton rêve doux.

L’origine de mon actuelle dépression est la séparation avec Lely, mon épouse. Après des mois de disputes conjugales, cette séparation ne pouvait que s’imposer. Malgré l’amour que nous éprouvions, depuis neuf ans, l’un pour l’autre, nous ne cessions en effet pas de nous disputer ou de nous « entendre crier » (Lacan) sur diverses « choses de la vie » (famille, travail, temps libre…). Nous nous sommes ainsi quittés, Lely et moi, moins par absence d’amour que pour une réelle incompatibilité d’humeur.

Au moment où j’écris, je n’ai ainsi plus revu Lely depuis cinq semaines, enfin plutôt dire cinq siècles ! Depuis son départ, le temps a en effet vraiment du mal à passer : les secondes sont devenues des minutes, les minutes des heures, les heures des jours et les jours des années !… L’Absence de Lely me tue !… Je travaille difficilement, mange et dors peu, ne lis plus. La vie a assurément perdu tout son sens. Et si j’écris malgré tout, c’est afin probablement de tempérer, domestiquer par des mots mon actuelle et intolérable douleur d’exister.

Douleur d’exister ?… L’actuelle Absence de Lely me confronte en effet à une solitude des plus absolues et d’où nul être au monde n’a le pouvoir de me sauver ou libérer. C’est une solitude immergée dans une Nuit-noire et où la lumière des diverses valeurs qui agitent et soutiennent les humains s’est totalement éloignée de moi. Cette lumière ne m’éclaire donc plus !

En vérité, au regard de cette foncière solitude qui étreint fortement mon âme et corps au point de les faire suffoquer, cette lumière, que je perçois donc au loin, ne m’apparaît plus que comme un soleil factice éclairant la Nuit dans laquelle les humains (bien-portants) se trouvent noyés sans même qu’ils ne le sachent. La dépression, c’est donc ça, me dis-je : Le plongeon d’un être qui après avoir traversé la rassurante et artificielle lumière sociale ou culturelle a atteint les abysses d’une Nuit effroyable. Pour les humains éclairés ou bien-portants, il fait assurément toujours jour, même la nuit. Ils ne voient donc pas le voile lumineux qui recouvre cette Nuit effroyable. Bref, vous l’avez compris(e), Lecteur, Lectrice, ce voile s’étant déchiré avec la perte douloureuse de Lely, je suis, moi, désormais plongé dans une Nuit où il fait toujours Nuit, sans donc le secours d’aucune lumière (humaine) – si ce n’est, peut-être, celle des mots.

Cruellement seul, des pensées se sont peu à peu mises à parasiter et gouverner, jour et nuit, ma tête. Des pensées fondamentalement néfastes qui ne visent qu’à déconsidérer mon être, à le réduire à un étron, à le culpabiliser et à l’entraîner ainsi vers son auto-destruction ou le suicide. Ces pensées me disent, en gros, « avoir tout perdu » avec le départ de Lely !… Tout !… Et « par ma seule faute » !… D’où cette pensée conclusive : « Ta vie ne vaut donc plus la peine d’être vécue » !… Pour évacuer ces pensées, mes amis « bien portants » me conseillèrent ainsi de « bouger », « faire du sport », « sortir », « être en famille », « faire le deuil de Lely » ou « rencontrer d’autres femmes » (« Une de perdue, dix de retrouvées ! »). Leurs conseils, je ne pouvais pas ou plutôt il m’était impossible de les entendre. Ils venaient comme d’une autre planète que celle dans laquelle mon être était, corps et âme, embourbé. Ces conseils glissèrent, du coup, sur moi comme l’eau sur les plumes d’un canard. Pour me « sauver » de ces pensées harcelantes, persécutantes et morbides, et donc me sauver du suicide, j’en convoque plutôt d’autres, de pensées, qui, elles, visent, précisément, d’une part à regarder bien en face l’incompatibilité d’humeur des derniers mois avec Lely, et d’autre part à relever ainsi la responsabilité-partagée de notre séparation. J’ai donc, me dis-je ainsi, « perdu une incompatibilité d’humeur » (et non pas donc « tout perdu« ) et « pas par ma seule faute » ! De plus, avec la Perte de Lely et la vie qui allait avec s’ouvre, assurément à moi, de manière vertigineuse et angoissante, « une profondeur infinie de possibilités » – la vie vaut dès lors d’être vécue. Bien entendu, entre les pensées « négatives » et ces contre-pensées « positives », la guerre est continuelle… D’où mes fatigues d’esprit, maux de tête et insomnies incessants.

Avec le départ de Lely, un Silence horrible, terrifiant, angoissant, a soudain envahi les êtres et choses du monde qui m’entourent. Pour être plus juste, il me faut plutôt dire que la présence de Lely bouchonnait un Silence intérieur qui, maintenant que Lely n’est plus, commence à envahir les êtres et choses du monde. La crudité de ce Silence, la présence de Lely avait donc le pouvoir de ne pas me le faire « entendre ». Pour contrer ce Silence intérieur, le faire-taire, peut-être que toute civilisation, me dis-je ainsi, se caractérise par l’invention du Bruit. Le Bruit extérieur comme antidote donc au Silence intérieur présent en chacun. Comment en effet ne pas voir – du son de la télévision et de la radio, en passant par le tam-tam des festivals, les blablas téléphoniques ou familiaux – que le Bruit préserve les humains de toute rencontre avec ce Silence – horrible, terrifiant, angoissant, désespérant ?… Même la Parole, me dis-je, s’évertue à parer à ce Silence. D’où les « psy » : « Le fait de parler de votre dépression vous fera du bien« . Le fait de parler, faire du bruit donc, niera donc le Silence que je suis, fondamentalement.

Mais comment, me dis-je, une telle douleur d’exister (avec sa Nuit effroyable et silencieuse donc) est-elle née en moi si elle n’y était pas auparavant ? Elle devait assurément bien être là, lotie et endormie quelque part en moi depuis toujours et que le départ féroce de Lely réveilla brutalement. Cette douleur d’exister n’est assurément pas imputable à la Perte de Lely : Elle est l’essence même, me dis-je, de mon être-au-monde. Je lui dois/devais donc, à cette douleur, en vérité, le fait même d’exister : de parler, de désirer, de travailler ou d’aimer. Sans elle, aurais-je seulement aimé Lely ?… Toute civilisation est donc, me dis-je, solidement fondée sur cette douleur d’exister. Sans cette douleur, point de civilisation. Bien entendu, toute civilisation déni ou se protège foncièrement de cette douleur qui la fonde en faisant, continuellement, miroiter à ses sujets, précisément, des bonheurs d’exister : Consommation, divertissement, famille… .

En parler ou s’évertuer à l’écrire, comme je le fais, c’est au fond déjà s’évertuer à fuir cette douleur insoutenable d’exister. C’est tenter de s’en éloigner, de l’apprivoiser ou de la tempérer avec des mots (ou du bruit). Tout comme la mort ou le soleil, nul ne peut assurément la regarder bien en face : Il s’y noierait ou brûlerait. Pourtant, elle est, cette douleur, ce qu’il y a de plus réel en chacun, me dis-je. Tout le reste n’est assurément que mensonge, délire ou illusion. (…).

Du lieu de cette douleur d’exister, bien réelle, le Monde, avec ses mensonges ou illusions ou toxiques, m’apparaît ainsi comme un immense délire !… Tout n’est que délire en ce bas Monde !, me dis-je sans cesse. Le poids des valeurs ou des illusions de la société, de ces illusions auxquelles j’avais jusqu’au départ de Lely réellement accordées ma foi, pèsent désormais le poids d’une plume face au solide, lourd et terrible affect du désespoir qui empoigne et secoue sans cesse mon âme et corps. (…).

Malgré nos disputes, Lely était comme un arbre en fleurs aux couleurs chatoyantes qui une fois parti s’avérait ainsi cacher un paysage de désolation : une forêt calcinée, dépourvue de tout abri, chemin…. « Un seul être vous manque est tout est dépeuplé », dit-on. Et comment ! Avec la perte de Lely, le monde s’est bel et bien dépeuplé de tout son sens. Et moi avec : Je ne suis plus rien ! Lely soutenait, sans même donc que je le sache, mes divers rapports ou relations à moi-même et au monde.

L’univers est, à mes yeux, devenu réellement infini !… Il m’est en effet désormais impossible d’imaginer qu’un Être quelconque « contienne » l’univers sans voir cet Être lui-même « contenu » par un autre Être le « contenant »…. Et ainsi de suite… A l’infini… Jusqu’au vertige !… Les humains, me dis-je du coup, réduisent l’univers au champ fini éclairé par leur soleil factice. Ils ne voient donc pas la Nuit infinie tout autour d’eux. (…).

Rouler en voiture la nuit m’allège quelque peu de la Perte de Lely. Tout en conduisant, je plonge de temps à autre mon regard dans le ciel gris-noir ou le faufile entre les nuages afin qu’il atteigne la Nuit Étoilée et Silencieuse de l’univers… Je me transporte ainsi, en pensée, du Bruit infernal de la Terre au Silence sidéral.

Dernière réflexion d’un « déprimé » et non des moindres. Il m’arrive souvent de crier : « Comment me réveiller de cette douleur ou plutôt désastre d’exister ?« … En réalité, je me trompe : Je ne suis que « trop » bien réveillé !…. C’est plutôt de me réinsérer dans le « rêve » ou les « illusions » du monde des bien-portants dont je manque cruellement !

Khalil el Nour, Bruxelles.

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