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Pourquoi nous ne mangeons pas les chats

Le Vif

Pourquoi gâtons-nous nos veaux et porcelets mais n’avons-nous aucun scrupule à envoyer chiens et chats à l’abattoir… et qu’est-ce qui rend la phrase qui précède tellement choquante ? Retour sur la psychologie de la consommation de chair animale.

Selon des recherches, notre compassion envers les animaux destinés à finir en blanquette ou en entrecôte a ses limites : tant que notre viande ne ressemble pas trop à l’animal dont elle provient et que celui-ci reste anonyme, nous la mangeons sans états d’âme. Et notre réaction varie fortement en fonction de l’animal ainsi sacrifié pour notre simple plaisir gustatif, chacun semblant remplir une mission en ce bas monde…

Nous ne considérons comme comestibles qu’un petit nombre d’espèces animales ; les autres nous emplissent de dégoût.

Psychologue et sociologue, Melanie Joy est l’auteure d’une thèse de doctorat intitulée  » Why we love dogs, eat pigs and wear cows. An introduction to carnism « . Elle a également compilé ses constats dans un ouvrage éponyme, qui s’ouvre sur une petite expérience psychologique.  » Imaginons que vous soyez invité chez des amis. La maîtresse de maison a préparé un délicieux repas et les odeurs qui s’échappent de la cuisine vous font saliver d’avance. Lorsque, après quelques bouchées, vous lui demandez de vous passer sa recette, elle vous confie que le goût tient surtout au choix de la viande : pour préparer ce plat, vous aurez besoin de 500 grammes de… golden retriever. Comment réagiriez-vous à cette révélation ? Il est probable que l’idée vous paraisse absolument révoltante, un animal de compagnie n’étant pas fait pour finir en ragoût, et la plupart des gens déclarent que cela leur couperait l’appétit. Mais pourquoi ? Au-delà de la réalisation que vous avez du chien dans votre assiette, la viande n’a pas changé.  »

Question de traditions

Pour la sociologue, l’explication réside dans nos traditions.  » Le fait de manger ou non certaines espèces animales est largement culturel : les unes se retrouvent sur nos photos de famille, les autres dans nos assiettes, et le goût ne constitue pas dans ce choix un critère de jugement objectif. Une fraction non négligeable de la population mondiale est dégoûtée à l’idée de consommer du lait de vache, alors que les Occidentaux sont plutôt révoltés à l’idée de manger une tarentule grillée. Nos préférences alimentaires sont fortement conditionnées : nous apprenons dès notre plus tendre enfance quels aliments nous devrions aimer.  »

Il est également frappant de constater que nous ne considérons comme comestibles qu’un petit nombre d’espèces animales, tandis que les autres nous emplissent de dégoût. Dans ses travaux, Melanie Joy s’interroge sur cette division arbitraire entre ce qui peut ou non être mangé – une question dont elle a aussi fréquemment débattu avec ses étudiants.  » Pourquoi épargner les chiens mais manger les cochons ? Ces animaux ne sont pas moins intelligents, sociables ou sensibles que la gent canine, et ils apprécient tout autant la compagnie de l’homme. La discussion débouchait systématiquement sur la même conclusion : ‘Parce que c’est comme ça’. Nous entourons les chiens d’affection et abattons les cochons.  »

Vilain petit cochon

Selon elle, ce manque d’arguments de fond recouvre un problème éthique plus profond.  » Personne ne se demande-t-il jamais pourquoi nous appliquons sans raison apparente ces critères moraux diamétralement opposés ? Il n’y a fondamentalement pas de distinction entre un chien et un cochon : celle-ci réside dans une perception tronquée qui nous pousse à les considérer différemment. Cela se reflète d’ailleurs dans notre discours : le cochon est sale, le chien est fidèle et le meilleur ami de l’homme. Pourtant, si vous enfermez une cinquantaine de chiens dans une étable boueuse, il y a fort à parier que vous ne les trouverez plus du tout aussi mignons « , avance la sociologue. D’après elle, comparer le  » degré de caressabilité  » ou l’intelligence de diverses espèces animales passe en outre à côté de l’essentiel.  » La question n’est pas de savoir s’ils pensent ou même s’ils parlent mais s’ils perçoivent la différence entre plaisir et souffrance – bref, s’ils sont sensibles à leur propre bien-être. Et la réponse est oui.  »

« Notre manière de traiter nos compagnons animaux est conforme à des valeurs humaines fondamentales telles que la compassion ou le respect de la vie, mais il en va tout autrement des animaux destinés à l’abattoir ou à la production agricole. »© iStock

Notre manière de traiter nos compagnons animaux est conforme à des valeurs humaines fondamentales telles que la compassion ou le respect de la vie, mais il en va tout autrement des animaux destinés à l’abattoir ou à la production agricole, dénonce Melanie Joy.  » Élever des animaux pour les tuer et les manger est un comportement quasi universel, en ce sens que nous le faisons (presque) tous, mais cela ne reflète pas pour autant les valeurs communes à toute l’humanité. Lorsqu’un système entérine des violences à l’encontre d’un groupe donné (qu’il s’agisse d’humains ou d’animaux), il faudrait tout de même des arguments plus convaincants que ‘parce que c’est comme ça’ « , estime-t-elle.

Un comportement naturel

Manger de la viande n’est-il donc pas un comportement naturel voire nécessaire ? Nous le faisons depuis des milliers d’années !  » La différence, c’est que nous n’avons plus besoin de viande pour survivre. De nos jours, un régime à base de produits végétaux permettrait à l’immense majorité d’entre nous de rester en bonne santé ! Cette inutilité théorique de la consommation de viande soulève d’importantes questions éthiques : nos préférences alimentaires personnelles peuvent-elles prendre le pas sur la vie d’autres individus sensibles à la souffrance et au bien-être ? Ce n’est pas un hasard si nous avons souvent du mal à tuer les poulets que nous avons élevés nous-mêmes ou si nombre de travailleurs de l’industrie de la viande connaissent des difficultés d’ordre psychologique. Il a été démontré que l’être humain est spontanément capable d’empathie vis-à-vis des animaux. La réalité qui se déroule loin des regards de la foule – l’abattage de 65 milliards d’animaux par an – est en flagrant contraste avec la manière dont nous traitons les bêtes qui nous entourent « , affirme la sociologue.

Zone d’ombre

Une éthique basique qui s’appliquerait à tous les êtres dotés d’une sensibilité n’est toutefois pas encore pour demain, estime le philosophe Johan Braeckman, lui-même végétarien et chercheur dans le domaine des droits de l’animal (Ugent).  » Ce n’est pourtant pas faute, pour les végétariens éthiques comme Melanie Joy, d’avoir des arguments de poids. Le problème réside dans l’imperméabilité des gens à une argumentation convaincante, en particulier dans ce débat spécifique, car la consommation de chair animale repose sur une longue tradition et possède une haute valeur symbolique. Lorsque l’on songe au temps qu’il a fallu à l’homme pour développer un minimum d’éthique vis-à-vis de ses semblables, ce n’est probablement pas encore demain qu’il fera de même pour les animaux.  »

Pourtant, le philosophe a foi dans un avenir sans viande.  » La manière dont nous traitons les animaux reste l’une des grandes zones d’ombre de notre époque sur le plan moral, mais nous ne pourrons pas éternellement fermer les yeux « , prédit-il.

Plus d’informations ? www.carnism.org

Par Thomas Detombe

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