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« On essaye toujours de conjurer l’ennui par l’amusement »

Le Vif

Le philosophe Rüdiger Safranski revient, dans son dernier livre, sur les changements parmi les hommes depuis l’apparition du numérique. « Une chose est certaine : c’est le rapport que l’on a au temps qui détermine la qualité de la vie. »

Rüdiger Safranski est connu en Allemagne pour ses livres qui font référence sur Nietzsche et Goethe. Son dernier livre revient sur le concept du temps et les effets d’un monde de plus en plus rapide. Ou comment le temps et les hommes interagissent entre eux. Il était de passage à Bruxelles, l’occasion de lui poser quelques questions.

L’expérience du temps prend la forme de l’ennui dites-vous dans Zeit. Ne pouvons-nous pas aujourd’hui remplir notre temps de façon significative ?

RUDIGER SAFRANSKI: dans chaque ennui, il existe un laps de temps, un temps perdu durant lequel nous n’attendons rien. L’expérience de l’ennui nous plonge dans un état existentiel vide de sens. L’ennui nous frappe de plus en plus fort. C’est la preuve que nous n’avons pas encore réussi à remplir le trou béant qu’a laissé la religion.

À cause du rapide développement des télécommunications, nous avons tout le long de la journée accès à toutes sortes d’information. Quel effet cela a-t-il sur nous ?

Celui qui grandit aujourd’hui, le fait en ligne. Qu’est-ce que cela signifie ? Quelles en sont les conséquences ? La valeur d’une conversation personnelle, d’un tête-à-tête, se délite. Celui qui est toujours connecté, désire, à un moment, être dans « le vrai ». On n’a pas encore trouvé l’équilibre entre virtualité et réalité et cela m’inquiète. J’écris en ce moment un livre sur la difficulté d’exister en tant qu’individu. J’ai l’impression que la capacité d’être soi-même dans notre société est en train de se perdre. La capacité de se retrouver seul avec un livre où soi-même est devenu quelque chose d’étrange. Nous bougeons et vivons comme un groupe. Ce qui était techniquement impossible avant quand les gens devaient bien plus se débrouiller par eux-mêmes. Aujourd’hui, on peut échapper au temps passé avec soi-même, notamment avec des distractions fournies entre autres par les médias sociaux.

Pouvons-nous, en tant que personne, nous développer suffisamment ?

Le problème c’est qu’entre cette nouvelle génération de jeunes gens, il n’y a plus qu’une communication horizontale. On échange plus que des informations de bases et les conversations de fond disparaissent. Toutes les conversations se ressemblent ce qui est plutôt terne. Tout le monde s’ennuie dans ce vide. On essaye sans cesse de combler ce vide avec de petites conversations amusantes et légères. Sauf que l’ennui de la jeunesse qui est balayée par la porte, il se réintroduit de façon subreptice à l’intérieur.

Est-il alors impossible de faire disparaître le vide avec cette inépuisable source d’information ?

Nous nous noyons dans l’information. Toute cette information nous titille sans cesse, mais ce n’est pas suffisant pour se sentir titillé. Pour sortir de l’information de ces titillements, nous devons tenter de les intégrer. Nous devons les malaxer pour la rendre appétissante. Or c’est justement ce traitement de l’information qui nous manque. Nous sommes en permanence confrontée à notre impuissance, à notre incapacité à réagir face par exemple au drame ou aux guerres. Cela provoque chez de nombreuses personnes une profonde frustration.

Anthropologiquement l’homme a un équilibre parfait entre la perception et l’action. Sans l’intervention des médias, les deux sont en harmonie. On perçoit quelque chose et on réagit en conséquence. Les médias sociaux sont comme des caisses de résonnance qui amplifient cette perception. Du coup, on nous demande beaucoup plus que ce que nous pouvons donner. Ce qui introduit un sentiment de panique, d’angoisse sans fin. Nous voudrions pouvoir faire quelque chose, mais nous ne pouvons pas.

Ce n’est pas que nous ne pouvons pas agir plus. On nous montre sans cesse que nous ne pouvons faire beaucoup moins que ce que l’on nous demande. Pour faire taire quelque peu cette frustration, bien vite circule des pétitions ou on vous met le énième compte bancaire sous le nez, histoire de quand même faire quelque chose avec la carte bancaire. En plus un flux simultané d’images et d’information provoque hystérie et panique.

Existe-t-il une solution ?

Hmm, c’est difficile. Reconnaître le problème est un premier pas vers la solution. Je crois que tout le monde doit essayer de composer avec intelligence avec cette panique. Cela va de pair avec un usage modéré des médias sociaux. Moi, par exemple, je ne regarde les nouvelles qu’une fois par jour. À chacun de faire en fonction de ses besoins. Il n’y a pas de régime idéal. Nous ne pouvons pas sortir du monde tel qu’il est aujourd’hui.

Notre relation au temps définit clairement la manière dont nous nous sentons. Celui qui décide de quelle façon son temps est rempli a donc beaucoup de pouvoir. Comment les politiques doivent-ils gérer cela ?

On doit réfléchir de façon très concrète au temps. Au travail, on doit être très clair sur les moments ou l’employé peut décider de son temps et quand il ne peut le faire. L’employeur peut-il déterminer de quelle façon l’employé occupe son temps lorsqu’il ne travaille pas ?

C’est pour cela que l’on doit lutter pour le droit d’être injoignable. Un homme doit pouvoir décider de son temps. Un sujet qui devrait être abordé au niveau politique. Tout comme on devrait permettre à ceux qui le souhaitent de continuer à travailler après 65 ans. La pension est un droit, pas un devoir. On devrait pouvoir nous même décider de quand on s’arrête. On pourrait aussi parfaitement décider de s’arrêter à 60 ans. Chaque vie est différente. Je trouve aussi que les contrats à durée très courte sont aussi un problème. Avant, le contrat longue durée était une évidence. Maintenant beaucoup de gens sont confrontés à beaucoup d’insécurité en ce qui concerne leur travail. Les règlements de ce genre de chose doivent être mis au point entre employé et employeur. Mais une chose est certaine : c’est le rapport que l’on a au temps qui détermine la qualité de la vie.

Bjorn Gens

Freelancejournalist

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