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Notre si manipulable mémoire

Muriel Lefevre

Elizabeth Loftus, docteure en psychologie et professeure émérite à l’université de Californie, s’est spécialisée depuis des décennies dans la recherche sur la fiabilité et les défauts de la mémoire. Cette gourou de la mémoire prouve à quel point notre mémoire est manipulable.

Ce n’est pas un hasard si le mot désinformation a été choisi comme le mot de l’année aux Etats-Unis. Car même si vous savez que l’information est fausse, elle peut influer votre opinion et votre mémoire. « Rien n’est en effet plus faillible et manipulable que votre mémoire », explique Elizabeth Loftus au De Volkskrant.

En 2013, avant même que le concept de fake news ne fasse la une de l’actualité, Elizabeth Loftus a participé à une expérience du magazine en ligne américain Slate. Celle-ci consistait à présenter aux lecteurs des photos de fausses nouvelles. D’Obama serrant la main du président iranien Ahmadinejad au président américain George W. Bush en vacances alors que la Nouvelle-Orléans était sous les eaux suite au passage l’ouragan Katrina. La moitié s’en souvenait des années plus tard. Un quart d’entre eux s’en souvenaient comme si ces images avaient été diffusées la veille, et certains se rappelaient même ce que l’annonce de ces nouvelles leur avait fait. Plus grave : même lorsque les gens se rendaient compte qu’il s’agit de faux, ils s’en souviennent tout de même.

Personne n’est à l’abri

« Tout le monde est vulnérable » dit-elle au Morgen. « Ceux qui ont un faible QI, ou qui sont très accommodants et coopératifs, semblent un peu plus réceptifs. Nous avons fait une étude avec des sujets qui ont une mémoire photographique. Il s’agissait de personnes qui se souvenaient de chaque jour ou presque de leur vie d’adulte, mais on s’est rendu compte qu’elles aussi étaient perméables à la désinformation.

Une des solutions pour éviter de tomber dans le piège est de trouver des raisons de ne pas y croire, d’être plus critique en somme et de se demander si tout cela est bien vrai. Mais y penser à chaque instant n’est pas faisable dans la vie quotidienne. « Je l’ai remarqué encore récemment lorsque Christine Blasey Ford, professeure de psychologie américaine, a témoigné contre le juge Brett Kavanaugh, au sujet de la tentative d’agression, il y a 35 ans. Des hordes de gens ont pris son histoire pour argent comptant, même mes collègues, qui ont aussi fait des recherches sur les faux souvenirs et savent à quel point la mémoire n’est pas fiable », dit-elle encore au De Volkskrant.

« Il est possible que le juge Brett Kavanaugh et Christine Blasey Ford soient tous les deux sincères dans leurs versions des faits, explique l’experte des faux souvenirs.  » Elle est apparue crédible et sympathique, et semble persuadée de ce qu’elle dit. Lui était en colère et offensif, ce qui semble normal de la part de quelqu’un qui estime être faussement accusé. Mais s’il l’a vraiment fait, et qu’il n’en a aucun souvenir parce que c’est très ancien ou parce qu’il avait bu plus que d’habitude, il peut croire honnêtement à ses dénégations » précise-t-elle à l’AFP.

« C’est très commun de se tromper sur les détails d’un événement qui s’est réellement produit. Lors d’une expérience traumatique, on se souvient souvent du coeur de l’événement, on sait que c’était un accident d’avion et non un incendie, par exemple. Mais beaucoup de détails périphériques souffriront. Le souvenir change au fil du temps, au fur et à mesure qu’il est raconté à diverses personnes, ou face à l’apparition de nouvelles informations. Nous avons réalisé des expériences où l’on montrait à des gens une voiture provoquant un accident après avoir passé un panneau cédez-le-passage. On leur disait ensuite qu’il s’agissait d’un panneau stop, et beaucoup finissaient convaincus d’avoir vu un panneau stop. Changer les détails d’un souvenir est assez facile à faire. Mais cela peut aussi se produire de façon spontanée, sans intervention extérieure ».

« Parfois, les gens sont très, très sûrs d’eux, et ils se trompent. Les affaires d’exonérations par l’ADN l’ont montré. Il y a de nombreux exemples de gens qui n’étaient initialement pas certains. Au départ, ils pensent reconnaître vaguement quelqu’un sur une photo. Puis, en se rapprochant du procès, ils deviennent beaucoup plus sûrs d’eux, et deviennent donc plus convaincants pendant l’audience. Dans ces cas-là, il faut demander comment ils sont devenus de plus en plus sûrs au fil du temps ».

Le coup de boomerang du mouvement #MeToo

« L’histoire de Ford soulève beaucoup de questions, mais pour beaucoup de gens, cela n’a pas d’importance, ils veulent la croire. Il en va de même pour les histoires de #MeToo. Nous croyons aveuglément toutes ces femmes, alors que certains incidents ont eu lieu dans un passé lointain. Mais qui ose les contredire ? » explique-t-elle dans De Volkskrant. « Lorsque le mouvement #MeToo s’essoufflera, je m’attends à une vague de procès. Comme c’est le cas aujourd’hui avec la vague de dénonciations d’agressions sur les campus qui a eu lieu il y a quelques années. Beaucoup d’étudiants masculins ont maintenant le sentiment d’avoir été accusés à tort et poursuivent les femmes pour diffamation, mais aussi les universités qui ont imposé des sanctions à l’époque. Des centaines d’affaires sont en instance devant les tribunaux. Cela me rappelle aussi les années 1990, lorsque de nombreuses femmes aux États-Unis ont découvert en thérapie qu’elles avaient été maltraitées dans leur petite enfance. Les révélations d’une ancienne miss America et de l’actrice Roseanne Barr avaient mis le feu aux poudres et fait qu’en peu de temps beaucoup de femmes ont traîné leurs parents devant les tribunaux. »

La remise en cause du refoulement

A l’époque, Loftus avait fait polémique avec The Reality of Repressed Memories (1993) qui mettait en cause le refoulement. Elle se demandait si les gens pouvaient réellement cacher des souvenirs d’abus sexuels et les retrouver des décennies plus tard ? Rapidement elle va attirer la colère des femmes victimes de violence, des féministes et les thérapeutes. Elle recevra même des menaces de mort. « La croyance du refoulement est encore très répandue, surtout chez les hypnothérapeutes et les thérapeutes psychanalytiques. Je rencontre encore des thérapeutes qui me disent :  » La science n’est pas la seule source de savoir. » Une étude que j’ai menée en 2014 a démontré que plus de 70 pour cent des étudiants en psychologie sont d’accord avec des énoncés comme  » les souvenirs traumatiques sont souvent réprimés  » et  » les souvenirs réprimés peuvent remonter en thérapie « . Or parmi les thérapeutes formés scientifiquement, seuls 30 pour cent croient au refoulement et Loftus elle-même n’a jamais trouvé de preuves scientifiques de son existence. Cette théorie est, selon elle, pourtant à l’origine de nombreux drames familiaux.

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