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Manger des insectes: vers la fin du tabou ?

Si l’idée de manger des insectes suscite encore bien souvent des grimaces de dégoût, le tabou commence peu à peu à s’estomper… et, vraiment, ce n’est pas si terrible ! Surmontez vos préjugés, et vous verrez même que c’est parfois très bon : abstraction faite des pattes, on croirait presque grignoter des cacahouètes.

Le Pr Arnold Van Huis, rattaché à l’université et au centre de recherche de Wageningen, aux Pays-Bas, a observé au fil de ses voyages aux quatre coins du monde combien la consommation d’insectes était parfaitement naturelle pour nombre d’hommes et de femmes, en particulier dans les zones tropicales. « Il faut évidemment se garder de généraliser, précise-t-il d’emblée. Même sous les tropiques, le régime alimentaire varie beaucoup d’une région à l’autre. Dans les villes, le tabou sera souvent aussi marqué qu’en Occident, alors que les insectes figurent régulièrement au menu dans les campagnes environnantes. » D’après lui, c’est d’ailleurs une bénédiction : dans ces zones rurales souvent très pauvres, ils représentent pour bien des habitants une source de protéines incontournable.

Un modèle intenable

Produire suffisamment de protéines animales pour une population mondiale en pleine explosion représente l’un des plus importants défis scientifiques et sociaux de notre époque, affirme sa collègue Louise O. Fresco. Elle a occupé pendant de longues années un poste d’experte auprès de l’organisation des Nations-Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) à Rome avant de devenir professeure à l’université de Wageningen. Mais elle tire la sonnette d’alarme, rappelant que nourrir 9 milliards d’êtres humains en 2050 supposerait une augmentation de la production de protéines animales de pas moins de 73 % ; un objectif qui ne pourra être atteint qu’en osant chercher des alternatives aux méthodes d’aujourd’hui. « Le modèle actuel est intenable, que ce soit en termes d’utilisation des terres et de l’eau ou d’émission de gaz à effets de serre« , confirme le Pr Van Huis.

Les scientifiques soulèvent également des objections éthiques. Un tiers de la production mondiale de céréales sert aujourd’hui à fabriquer des aliments pour le bétail : il en faut de 7 à 25 kg pour obtenir un kilo de viande de boeuf, alors même que l’essentiel (80 %) pourrait être directement consommé par l’homme. « Avec les céréales qui servent aujourd’hui à nourrir les vaches et autres animaux destinés à l’abattage, on pourrait nourrir au moins 3 milliards d’êtres humains« , a calculé Arnold Van Huis. Cette « compétition » entre l’homme et son bétail induit en outre une augmentation du prix des produits céréaliers, avec les conséquences dramatiques que l’on devine pour les habitants des pays les plus démunis, ajoute le Pr Eric Lambin (UCL et université de Stanford).

Une source durable de protéines

Pourtant, une production de protéines animales plus durable et plus inclusive est possible. D’après la plateforme Flanders’ Food, les insectes permettraient de produire jusqu’à 20 fois plus de viande consommable que les bovins, par kilo de nourriture investi. « Les grillons, par exemple, convertissent plus de la moitié de leur nourriture en chair consommable. En outre, ces animaux peuvent être mangés presque entièrement, alors que la fraction utilisable d’une vache ou d’un cochon dépasse à peine 50 %. L’élevage et la transformation des insectes sont donc beaucoup plus efficients et donc plus écologiques… sans compter qu’ils demandent moins d’espace et moins d’eau, et produisent moins de déchets et de gaz à effet de serre« , résume le Pr Van Huis, qui estime qu’il est urgent de réintégrer ces petites bêtes dans nos menus.

En plus de leurs bénéfices écologiques évidents, les insectes sont aussi particulièrement nourrissants. « Il y a évidemment des différences d’une espèce à l’autre mais, à teneur protéique égale, ils contiennent en général plus de bonnes graisses (insaturées) que la viande ordinaire, poursuit le spécialiste. Riches en zinc et en fer, ils nous apportent également toutes les protéines et vitamines nécessaires. Une poignée de sauterelles et une portion de boeuf sont équivalentes d’un point de vue nutritionnel. »

Alors, c’est bon ?

Donnent-ils également satisfaction du côté des papilles ? Pour le Pr Van Huis, cela ne fait aucun doute. « Les espèces les plus consommées ont un goût de noix, de noisette, de pistache, de châtaigne, de noix de cajou voire parfois même de lard ou de poulet. On peut les cuire de différentes manières (rôtis, frits, à la poêle…) pour en renforcer le goût ou les utiliser comme garniture ou comme assaisonnement. Grâce à leur goût très proche des noix, ils conviennent aussi bien comme en-cas salé que dans un plat sucré. Une tarte ornée de sauterelles ? Un délice ! » Les insectes sont meilleurs fraîchement préparés, même s’ils peuvent se conserver un certain temps dans un endroit frais et sec. Veillez néanmoins à toujours éliminer les pattes et les ailes, qui sont parfois coriaces voire franchement tranchantes.

Ajoutons que les insectes sont considérés dans bien des pays comme un mets délicat, au même titre que les huîtres, les cuisses de grenouille ou les escargots chez nous. Ce n’est d’ailleurs pas le cas que dans les régions tropicales : les Colombiens mangent des fourmis sautées comme du popcorn quand ils vont au cinéma, les Chinois adorent les chrysalides de ver à soie et les larves d’abeilles, les Australiens grillent des sauterelles au barbecue…

Un problème d’image

Pourquoi tant de consommateurs hésitent-ils encore à sauter le pas ? Pour Arnold Van Huis, le problème vient en partie du fait qu’on ne mange que ce qu’on connaît. « Il y a encore clairement un manque d’éducation doublé de préjugés bien enracinés. Depuis que l’Europe a découvert l’agriculture, les insectes sont associés aux maladies et fléaux les plus divers… alors qu’à peine une espèce sur mille est nuisible pour l’homme. Dans les régions tropicales, leur image est beaucoup plus positive : en sus de leur valeur décorative, ils sont souvent utilisés en médecine traditionnelle et font l’objet de croyances et de superstitions qui sont loin d’être toujours négatives. Chez nous, c’est tout le contraire : songez par exemple aux araignées dans les films d’horreur.« 

S’ajoute à cela une forme d’angoisse du statut social. « Les insectes sont encore souvent considérés comme un aliment de pauvre, un pis-aller lorsqu’il n’y a vraiment plus rien d’autre.« . Pourtant, le spécialiste a pu constater que sur les marchés d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique, il n’est pas rare qu’un kilo d’insectes coûte davantage qu’un kilo de viande « ordinaire » !

Paul Rozin, professeur à l’université de Pennsylvanie, s’est intéressé à la psychologie qui sous-tend notre alimentation. D’après lui, la répulsion est un phénomène universel qui se retrouve dans toutes les cultures alimentaires et qui se focalise toujours sur des produits animaux… variables d’un endroit à l’autre. « Alors que d’autres cultures ont en horreur le ‘lait pourri’ (fromage) dont nous raffolons, nous faisons la grimace devant la sauce de poisson fermenté des Asiatiques« , illustre-t-il.

En Belgique, les insectes ne semblent pas encore prêts à conquérir le grand public. Au début de cette année, Delhaize a même décidé de retirer des rayons ses pâtes à tartiner à base de vers de farine, les ventes n’ayant jamais vraiment décollé. Arnold Van Huis n’en reste pas moins convaincu que l’avenir appartient aux petites bêtes, soulignant l’évolution positive observée sur une période un peu plus longue. « Notre attitude change à toute vitesse ! Alors que personne n’aurait pensé à manger des insectes il y a 20 ans à peine, cette possibilité est aujourd’hui de mieux en mieux connue et rencontre un intérêt croissant au sein des entreprises, des universités et des instances officielles.« 

Nos habitudes alimentaires peuvent évoluer relativement vite, souligne-t-il encore. « Qui se souvient aujourd’hui que le homard et les crevettes étaient autrefois un plat de pauvre ? De nos jours, c’est inimaginable !« 

Par Thomas Detombe

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