© Thinkstock

Le temps du deuil

Le Vif

Ce n’est pas le temps qui guérit la blessure d’une perte, mais ce que l’on fait de ce temps. Qu’est-ce qui peut aider une personne à ne pas s’enliser dans un processus de deuil ?

La définition est sans appel : « Si, six mois après le décès d’un être cher, votre désarroi reste intact, vous souffrez d’un trouble dépressif majeur. » Cet exemple alarmiste éclaire les critiques virulentes portées à l’encontre de la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM V), « bible » de la psychiatrie. Suite aux protestations de nombreux scientifiques, les 6 mois ont été portés à 12 et le « trouble dépressif majeur » a été remplacé par « syndrome nécessitant de plus amples recherches/examens ».

Malgré cette révision, bon nombre de thérapeutes continuent à s’insurger, à l’instar du Pr Manu Keirse, psychologue clinique, docteur en sciences médicales et auteur de nombreux best-sellers sur la perte et le deuil. « En fixant une durée maximale normale pour le deuil, on met toutes les pertes dans le même panier, dit-il. Outre un décès, beaucoup d’autres types de perte peuvent s’accompagner de sentiments de tristesse : un désir d’enfant non comblé, une rupture, ou le fait de devoir vivre avec une maladie incurable. On ne tient pas compte non plus des facteurs personnels et environnementaux qui interviennent dans la durée du processus, tels que la relation que l’on entretenait avec la personne décédée, les circonstances de la perte, le soutien de l’entourage, et last but not least, la façon dont chaque personne intègre un deuil, qui est très individuelle. Si je devais donner une indication de temps, je dirais que des périodes de deuil de 1 à 3 ans en cas de perte importante, voire de 5 à 7 ans en cas de décès d’un enfant, ne sont certainement pas anormalement longues. »

Larmes figées

Un processus de deuil peut évidemment devenir problématique lorsque la personne, après une période de tristesse aiguë, semble se figer dans un état de deuil permanent. « Elle ressent une douleur continue, vit en permanence dans la tristesse, la colère ou l’agressivité, éprouve des sentiments de culpabilité ou de honte, etc. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elle souffre d’un trouble psychique, ce que le ‘syndrome qui demande de plus amples recherches’ du DSM V suggère bel et bien. »

Le fait de s’enliser dans un processus de deuil n’est d’ailleurs pas inhabituel, selon le Pr Keirse : « Faire le deuil de quelqu’un (ou de quelque chose) est un travail énorme : vous devez accomplir plusieurs ‘tâches’ par étapes, et il se peut que vous butiez sur chacune d’elles… Parce qu’elle est trop difficile pour vous, par exemple, ou que vous ne pouvez pas vous appuyer sur autrui. Ou parce que votre entourage a peut-être les meilleures intentions du monde mais ne parvient pas à vous aider adéquatement. Ce dernier cas est de plus en plus fréquent car à notre époque, tout le monde est pressé, les rituels classiques disparaissent et beaucoup de gens ne savent plus ce que veut dire exactement ‘faire son deuil’. »

Voir de ses propres yeux

Reconnaître la perte est une première tâche, et non la moindre. « Lorsqu’un être cher décède, on a du mal à croire qu’il ne s’agit pas d’un cauchemar. On pense encore voir la personne, l’entendre, la sentir. Pour intégrer la perte dans toute sa dimension, il est important de voir le corps. Même s’il est mutilé après un accident, car ce que l’on imagine est souvent pire que la réalité. »

Savoir aussi comment une personne est morte est essentiel pour le travail de deuil, aux dires de Manu Keirse. « Les soignants ne devraient taire aucune information à l’égard des proches, même s’ils veulent leur épargner l’horreur. Sinon, ces derniers ne cesseront de se demander ce qui est réellement arrivé, comment cela est arrivé et ce qui peut encore arriver. Ce qui explique que les proches ont souvent tant de mal lorsque les circonstances précises d’un décès restent mystérieuses, lors d’un crime non élucidé, d’un suicide ou de la mort subite d’un nourrisson. »

La deuxième tâche consiste à ressentir la douleur de la perte. « Cette douleur ne s’exprime pas seulement en crises de larmes et en malaises mais aussi en révolte, agression et sentiments de culpabilité. Déconcertés par ces émotions, la personne et son entourage cherchent souvent des remèdes contre la douleur. Or, tout ce qui fait obstacle au ressenti et à l’expression de la douleur ne fait qu’allonger le processus de deuil. Et je ne parle pas seulement des médicaments, comme les antidépresseurs ou les calmants, mais aussi des propos bien intentionnés qui nient la douleur. Du style : ‘Sois content qu’elle ne souffre plus’, ou ‘Console-toi, tu es encore jeune, tu auras d’autres enfants’. »

Reprendre pied

Lorsque la douleur commence à s’estomper, il reste deux tâches à accomplir : s’adapter à une vie sans le disparu et réapprendre à aimer la vie et les gens. « Lorsque votre partenaire décède, vous êtes confronté à des émotions intenses ainsi qu’à des changements pratiques, explique le Pr Keirse. Il faut apprendre à vivre seul, à élever les enfants seul, à gérer les finances seul, etc. Pour tous les rôles que votre partenaire assumait, vous devez chercher une solution. Vous perdez peut-être aussi un certain statut ou des amis issus du milieu de travail de votre partenaire. Tout cela peut être très déroutant. »

Comment dès lors aider des personnes endeuillées ? « En prenant le temps d’écouter ce qu’elles ressentent au lieu de leur dire ce qu’elles doivent ressentir. Offrez-leur une oreille compatissante. C’est en parlant que les personnes endeuillées reprennent pied et que les pièces du puzzle se remettent en place. Invitez régulièrement les personnes qui ont du chagrin, sans insister, à reprendre part à la vie sociale. Reprendre goût à la vie, sans l’autre, et ne pas s’en sentir coupable, c’est souvent très difficile. Se lier à nouveau à quelqu’un n’est pas chose aisée car on craint de le perdre à nouveau. Continuez à compatir au chagrin en évoquant régulièrement la perte. Car faire son deuil ne veut pas dire abandonner et oublier mais apprendre à vivre autrement. »

Un processus de deuil ne s’achève que lorsque le souvenir de la perte ne fait plus aussi mal, selon Manu Keirse. La peine est toujours là quelque part comme une ombre, parfois très petite, parfois très envahissante. C’est surtout aux moments où l’on s’attend à ne vivre que du bonheur que le manque redevient très perceptible. Ce qui peut réconforter à ces moments-là, c’est de se rendre compte que le chagrin est l’envers de l’amour : si votre peine est tellement grande, c’est parce que vous avez vécu un grand amour…

Par An Swerts

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire