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Le charisme, ça s’apprend

Aucun de nous n’est né avec le talent « naturel » pour gagner les cours et les esprits. Donc… le charisme, ça s’apprend – même s’il apparaît que c’est d’abord le groupe, tout entier, qui porte son chef bien-aimé au pinacle !

Identifié comme « président le plus charismatique de l’histoire des Etats-Unis », Franklin Roosevelt avait pourtant vu son épuisante campagne désapprouvée par plusieurs de ses conseillers, convaincus que les « grands chefs » se doivent d’apparaître virils, robustes et énergiques. Roosevelt, peinant sur ses attelles orthopédiques (en public) ou dans sa chaise roulante (en privé), à cause d’une paralysie des jambes, semble en effet bien loin du « modèle qui gagne »… Pourtant, son optimisme donne tort aux sceptiques : en 1936, il totalise 11 millions de voix de plus que son adversaire. Analysant la source de son charisme, des universitaires ont suggéré que l’élu avait habilement tourné son handicap à son avantage, en transformant les défauts de sa piètre condition physique en attributs positifs de sa conquête personnelle – courage, endurance, effort. Par là même, Roosevelt a réussi à « se connecter » aux millions d’Américains subissant les contrecoups de la Grande Dépression. A sa mort, en 1945, un reporter interrogea l’un des badauds massés le long du convoi funèbre : « Pourquoi êtes-vous ici ? Connaissiez-vous le président ? » Il eut pour toute réponse : « Non. Mais lui me connaissait… »

Pour ses électeurs, Roosevelt est bien « l’un d’eux » oeuvrant « pour eux ». Et telle est sans doute la recette du charisme. « Le candidat politicien, le directeur exécutif ou l’activiste feraient bien de se rappeler cette règle de base, expliquent les psychologues Alexander Haslam et Stephen Reicher, coauteurs d’une étude consacrée au charisme (1) : ils doivent intégrer, dans une « histoire cohérente » – chez Roosevelt, centrée sur la persévérance -, le passé, les espoirs et les valeurs du groupe qu’ils ambitionnent de mener. Et ce, bien avant de se positionner comme héros du récit. » La plupart des politiciens l’ont bien compris, qui redoublent d’efforts (parfois très visibles) pour « infuser » leur interprétation de l’identité du groupe dans l’esprit des votants. Mais il n’y a pas qu’en politique que le truc fonctionne. Des découvertes récentes suggèrent que nous pouvons tous apprendre à cultiver notre charisme : qu’on soit homme (ou femme) politique, directeur de société ou simple aspirant président d’un comité de quartier, nous pouvons briller un peu plus en commençant par comprendre comment les groupes fonctionnent.

Depuis les premiers textes antiques sur le sujet (en Grèce, il y a 2 400 ans), la plupart des auteurs s’accordent à penser que le leadership, la capacité d’influencer les autres, est un avantage possédé par quelques-uns dès la naissance. Ce n’est qu’au début du XXe siècle que le sociologue Max Weber n’y voit plus nécessairement un don du ciel. Weber, qui popularise le terme charisme, le définit comme « qualité par laquelle un individu est mis à part des gens ordinaires et considéré par eux comme doté de pouvoirs surhumains ou à tout le moins exceptionnels »… Laissons tomber le côté « surhomme », pour ne retenir que l’expression « considéré par eux ». Pour Weber, « la seule chose qui compte est la façon dont l’individu charismatique est traité par ceux qui lui reconnaissent cette autorité – ses suiveurs ou ses disciples ». En d’autres mots, le charisme est un phénomène social (et non pas une chance !), et ce sont les membres du groupe qui « singularisent » le leader et lui confèrent son charisme.

Depuis, des recherches empiriques ont largement soutenu ce point de vue. Le chercheur américain James Meindl a notamment passé en revue quelque 30 000 articles de journaux évoquant le leadership de chefs d’entreprise, pour découvrir une forte corrélation entre les mentions de leur charisme et les bonnes performances de leurs sociétés. De deux choses l’une : ou les décisions et les actions des dirigeants ont réellement abouti aux excellents scores de l’entreprise, ou ce sont les observateurs qui, après avoir constaté la performance de l’entreprise, en attribuent le résultat à un leadership charismatique… Pour résoudre cette épineuse question de la causalité, Meindl conçoit une autre expérience. A un panel d’étudiants, il soumet des données fictives sur un gérant de fast-food et sur la santé de son entreprise au cours des dix dernières années – évoquant tantôt un profit, tantôt une stagnation ou un recul des activités commerciales. Constat : le profil du chef est considéré comme beaucoup plus charismatique quand l’historique de la compagnie est prétendument florissant. Meindl en conclut que le charisme n’est pas une caractéristique propre au leader, mais une qualité qui lui est indubitablement attribuée par ses suiveurs.

Ce qui « nous » rend spéciaux Dans un groupe, les individus partagent une identité sociale : c’est le sens du « nous », lorsque nous nous référons à « Nous, les francophones », « Nous, les jeunes » ou « Nous, les fans des Diables rouges ». En général, nous voyons ce collectif comme différent de celui des autres groupes, et « meilleur » qu’eux. Nous ne sommes pas prêts à reconnaître du charisme au manager d’une équipe qui fait mieux que la nôtre, ni à celui d’un parti rival qui bat nos propres résultats. Encore une preuve qu’un leader « réussit » avant tout pour nous… En outre, « nous avons tendance à reconnaître les membres de notre groupe plus aptes que des gens extérieurs à pousser nos intérêts ». En clair, pour faire confiance à des leaders, nous devons d’abord croire qu’ils sont des nôtres. Les mêmes principes sous-tendent les perceptions du charisme. « Nous avons ainsi mis en évidence, témoignent les spécialistes, que des étudiants considéraient Obama [NDLR : lors du sommet du climat de Copenhague, en 2009] comme charismatique, surtout lorsqu’ils ont ressenti le président sensible à leurs propres objectifs. Les étudiants « environnementalistes » le jugeaient plus charismatique que ceux ne se définissant pas comme tels. » Le charisme d’Obama (et de tous les chefs d’Etat) est donc contingent du fait que ses auditeurs le perçoivent comme favorable, ou non, à leurs propres buts. Il est d’ailleurs toujours possible, pour un leader dont les vues ne s’aligneraient pas (ou plus) avec celles du groupe, de rectifier le tir, en recourant à un langage qui (r)établit une identité sociale partagée – en se référant plus fréquemment à « nous », « nous autres », plutôt qu’à « moi » ou « je ».

Raconte-nous notre histoire « Le charisme n’est pas quelque chose que nous possédons ou dont nous manquons une fois pour toutes, insistent les chercheurs. Nous pouvons le construire activement. » Ces derniers ont notamment examiné comment des leaders en poste « fabriquent » des histoires sur eux-mêmes, sur leurs propositions et sur les groupes vers lesquels ils tendent. Dans un livre de 2001 intitulé Self and Nation, Reicher souligne que les chefs, et en particulier les charismatiques, doivent devenir des véritables « entrepreneurs d’identité », des personnalités dont le rôle est de « clarifier », « révéler » ce que les membres du groupe désirent collectivement. Chaque groupe requiert toutefois une personnification différente du leader… Autre président charismatique incontesté, John Kennedy a, comme Roosevelt, pâti d’un grave handicap. La maladie d’Addison lui fragilise le dos dès sa jeunesse, et le plonge dans d’intolérables douleurs. « Là où Roosevelt donne à voir sa condition physique pour justifier son récit de dépassement de soi, expliquent les auteurs, une telle option n’est pas envisageable pour JFK, promoteur d’une Amérique jeune et éloignée du conservatisme et de la maussaderie du passé, incarnés par son rival Nixon. » Pour tenir le coup, Kennedy prend de la cortisone, qui lui donne ce visage bouffi, voire « poupon ». Il ne laisse rien paraître de ses souffrances, déploie une énergie hors du commun. « Voilà l’homme qui incarne ce que ses mots proclament : une nouvelle génération. » Contrairement à d’autres dirigeants moins perspicaces, Roosevelt et Kennedy ont compris l’obligation de faire fusionner apparence et identité narrative.

Comment gagner du charisme ?

Réflexion, représentation, réalisation : qui veut devenir chef – d’une équipe sportive, d’une entreprise ou d’un parti – a tout intérêt à appliquer la règle des trois « r ». « Par réflexion, on entend la nécessité d’apprendre la culture et l’histoire du groupe – des récitations d’école à la Constitution ! -, tout ce qui fonde, en fait, les valeurs partagées », précisent les auteurs. Beaucoup de leaders connus pour leur charisme marquent de l’intérêt pour la poésie ou la déclamation : « Ce n’est pas une coïncidence. » Les grands dirigeants passent aussi beaucoup de temps à écouter, avant de parler au nom de la collectivité. « Ceux qui pensent avoir spontanément la manière pour diriger, sans rien apprendre du groupe, sont rarement désignés comme « bons chefs », constatent Haslam et Reicher. C’est la tragédie banale du leadership : Même si, au début, ils se mettent au diapason des autres, les leaders succombent vite à l’idée que ce qu’ils réalisent est entièrement le fruit de leurs seules prouesses. Avec le temps, ils deviennent moins désireux d’écouter les autres. A terme, ils sont rejetés, parce qu’ils finissent par ne plus s’exprimer qu’en leur nom. »

La représentation souligne, elle, le besoin d’être vu à la fois comme un membre du groupe et comme un défenseur de ce dernier. Un chef convaincant ne tisse pas seulement du récit autour de sa propre identité et de celle du groupe auquel il s’adresse, il doit aussi rendre cette histoire cohérente et consistante. L’apparence, le ton de la voix et le choix des mots jouent un rôle. Ronald Reagan, dont la rhétorique manquait parfois d’élégance, et à qui l’on demandait ce que ses électeurs pouvaient bien lui trouver, répondait avec finesse : « Je pense qu’ils se voient eux-mêmes et que je suis l’un d’eux. »

Enfin, il convient de transformer en réalités les principes auxquels le groupe croit. Concrétiser. « Le succès d’un leader se mesure à sa façon de poursuivre des priorités collectives – qu’il s’agisse de croissance économique, de prestige international ou d’égalité. » Un leader brillant mobilisera l’énergie de chacun vers cet objectif. Un chef charismatique réussira, lui, la seule chose vraiment essentielle : « Faire que tous, nous comptions ».

(1) In Search of Charisma, in Scientific American Mind, juillet/août 2012.

VALÉRIE COLIN

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