Jacqueline Aubenas © DR

Jacqueline Aubenas: « Le confinement m’a rendue vivante »

Le Vif

Elle en a tant vu et tant vécu, déjà, Jacqueline Aubenas ! Dont l’enlèvement de sa fille journaliste, Florence, en Irak, il y a quinze ans. La pandémie et les mesures qui en découlent lui ont permis, dit-elle, de réinventer sa vie. De reconfigurer sa mémoire. Et d’avoir l’envie, joyeuse, depuis sa claustration à Ixelles, de repenser le monde.

La vie.  » Confinement « , c’est un mot moche. Mou. Ce n’est pas un emprisonnement, pas une séquestration. C’est quelque chose d’indéfinissable. Il y a le dedans et le dehors, qu’est-ce qu’on peut faire ? A quel moment on fait une transgression ? Mais je le vis comme une quatrième ou une cinquième vie. Je me suis dit :  » Il faut que je me réinvente une vie.  » J’avais la possibilité de restructurer mes désirs, mes actions, mes émotions. Et ça a été une espèce de renaissance d’inventions. Quel chemin j’ai pris, pourquoi j’ai fait ça… C’est un confinement intérieur. Mon remède. Puisque dans ces cas-là, la révolte est stérile.

La mémoire. J’ai l’impression que la mémoire est comme un étang. Des poissons sortent pour respirer à la surface puis replongent. Il y a des choses qui vous avaient semblé importantes, puis qui s’étaient éteintes avant de resurgir. C’est ce resurgissement, cette reconfiguration qui permettent de se réinventer. C’est très intéressant de dresser une nouvelle géographie de sa mémoire. Et ça aurait été impossible sans cette espèce de ventre mou.

Le temps. Ce qui me frappe, c’est l’autre notion du temps. La brutalité de l’événement et puis cet événement qui s’étire, qui s’étire… On ne sait pas quand il va finir. Le temps n’appartient plus à personne. Il faut l’occuper. Presque physiquement, mentalement. Le temps devient différent. Il appartient au passé, au présent et à ce que vous supposez que sera l’avenir.

Les politiques. Je les vois naviguer, tâtonner, organiser un chaos d’ordres et de contrordres… Pauvres politiques. Encore plus perdus que moi. Passer de l’ hubris à l’humilité, la modestie,  » je ne sais pas « ,  » je me suis trompé « ,  » on aurait pu « … Ils deviennent, je ne dirais pas misérables, mais humains. Cette compassion pour le politique, c’est un sentiment que je n’avais jamais eu, bien au contraire.

L’avenir. Quelle chance de savoir qu’on est à un moment charnière ! Mais que va-t-on inventer ? Va-t-on comprendre que la planète fout le camp et donc faire quelque chose ou bien l’inertie et la permanence des intérêts feront que rien ne bougera ? J’ai envie d’espérer ! J’avais une vie un peu banale et tristounette de vieille dame et voilà cette envie de penser le monde ! D’attendre des inventions. D’être toujours dans la nécessité d’une surprise. Dans des sentiments nouveaux. Le confinement m’a rendue vivante. Il m’a rendu la vie passée et me donne envie d’imaginer la vie future qui sera celle du monde.

Florence. Durant les cinq mois où elle n’était pas là, le monde était enténébré. L’obscurité ne me quittait jamais. J’avais sur les épaules un poids infini. Je ne pouvais plus penser, je ne pouvais que lutter, lutter, lutter. Ma fille atteinte, j’étais atteinte au plus profond de moi. Là, je peux penser, je suis dans l’observation, pas la lutte, et j’ai tant de compagnons d’infortune et de désastre que mon chagrin, si partagé, en est dilué.

Les autres. Ils me semblent de plus en plus intéressants. J’ai besoin d’eux. De les embrasser. Les serrer. Puisqu’ils me manquent, que mon répertoire est un cimetière et ma mémoire un tombeau, je les ressuscite : je suis entourée de fantômes ! Les humains que je pourrais toucher, eux, je les attends.

Par Jacqueline Aubenas.

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