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Et si tout passait par le regard ?

Les humains sont les seuls êtres vivants à se regarder durablement dans les yeux. Or, les technologies modernes, en nous permettant de nous soustraire au regard de l’autre, risquent à la longue de nous déshumaniser.

Tous les animaux, y compris les primates supérieurs, s’observent, tantôt attentivement, tantôt furtivement, mais ne se regardent jamais. Le regard focal étant perçu comme le déclenchement probable d’une attaque, ils le détournent, en signe de non-agression. Rien de tel chez les humains. Dès l’instant où un nouveau-né ouvre grand ses yeux interrogateurs, il cherche un regard. La mère, fascinée par cette quête, se plonge à son tour dans la pureté limpide du regard de son bébé et s’empresse de lui transmettre ses premières impressions. Plus tard, on cherche le regard de l’autre pour obtenir son approbation ou ses encouragements, pour se sourire et partager une émotion ou encore, pour se dévoiler et s’offrir à l’autre. Tous ces échanges tissent le quotidien de nos vies et sont indispensables à notre bien-être. C’est cette histoire du regard qui conditionne la complexité et l’originalité de la communication humaine que le pédopsychiatre français Daniel Marcelli explore en détail dans son ouvrage Les yeux dans les yeux – L’énigme du regard (Ed. Albin Michel). Rencontre.

Le Vif/L’Express : A quoi sert le regard ?

Daniel Marcelli : Le regard est le souffle, la respiration du cerveau. Il est l’organe psychique du sens et du partage avec l’autre des intentions et des émotions. Dans le monde animal, même chez les primates, on évite de croiser le regard, comme s’il y avait là un danger. L’être humain, en revanche, accepte de partager son regard. Le sens de sa vie procède nécessairement d’un partage. Plus on s’élève dans l’évolution des espèces, plus on partage les relations sociales.

Comment le cerveau intervient-il dans ce partage de regards ?

Les dernières découvertes autour des neurones miroirs permettent d’en savoir un peu plus. Ces neurones sont dédiés à l’attention du comportement d’autrui. Prenons l’exemple de quelqu’un qui s’apprête à saisir un verre. Pour accompagner ce geste, certains neurones vont s’activer. Si, à ce moment-là, vous regardez cette personne, les mêmes neurones vont s’activer, aussi, dans votre cerveau. Le cerveau n’est donc pas isolé. Par l’intermédiaire du regard, il est en prise directe avec les autres.

Entre deux regards s’interpose l’intention, qui fonde la condition humaine…

Chez les humains, il n’y a pas de regard naturel. Tout regard prend son sens dans l’échange social. Il n’y a pas de regard sans intention. Il prend toujours une signification, qu’il s’agisse d’un regard de politesse, de respect, de compassion, de tendresse ou, au contraire, d’ignorance, de mépris, de honte ou de haine.

Jean-Jacques Rousseau a partagé les hommes en deux catégories : ceux qui n’ont pas besoin du regard des autres et ceux qui éprouvent le besoin et la nécessité d’être regardés. A quoi est dû ce paradoxe ?

C’est une bonne définition de ce qu’on appelle le narcissisme. Les personnes qui souffrent d’une défaillance de la considération se nourrissent du regard des autres. D’autres, en revanche, habités d’une richesse intérieure, n’ont besoin de personne. Ce phénomène est flagrant chez les adolescents. Quand leur identité est bien assumée, ils n’ont pas besoin du regard des autres. Qui est nécessaire pour combler les failles de l’identité.

D’un regard, Louis XIV pouvait faire « l’heur ou le malheur » d’un courtisan. Ce regard tombant comme un couperet est-il toujours possible dans nos sociétés démocratiques ?

Louis XIV utilisait son regard comme un rayon de soleil. Cela témoigne du fait que le regard est un instrument de pouvoir et le Roi-Soleil l’avait bien compris. Staline savait aussi jouer de son regard, comme tous les despotes, d’ailleurs. Plus on se trouve dans une position élevée et plus on joue de son regard. Certes, ce n’est plus possible dans une démocratie, mais les démocraties sont fragiles…

Vous insistez sur la différence dans la liberté des regards entre hommes et femmes. Pourtant, dans nos sociétés, les femmes ont acquis pas mal d’assurance et d’indépendance.

On est ici dans le domaine du pouvoir social. De tout temps, les hommes ont voulu contrôler le corps des femmes pour compenser leur incapacité à enfanter. Pour avoir un héritier, il fallait passer par un corps de femme. Le contrôle du regard fait partie de ce besoin de compensation. Un homme peut regarder tout ce qu’il veut, la femme doit baisser les yeux. Certes, en démocratie, la femme a accédé à l’égalité. Mais c’est la théorie. Si une femme regarde un homme avec insistance, elle est socialement connotée. C’est pareil en entreprise. Théoriquement, le regard n’a plus cette hiérarchie des valeurs. Cela dit, en pratique…

Pourquoi certaines personnes ont-elles un regard insignifiant, comme absent, alors que d’autres, en revanche, regardent leurs semblables avec attention, intérêt et curiosité ?

Une personne ayant bénéficié dans son parcours d’une reconnaissance d’autrui – des parents surtout – aura un regard habité et rempli. Celle qui se sent disqualifiée, méconnue, humiliée, rabaissée, aura un regard hésitant, vide et inexistant. Un regard absent est une défaillance dans le besoin de reconnaissance.

Peut-on éduquer son regard ? Le rendre plus vif, plus intelligent, plus animé, plus franc, plus explorateur ou encore, plus tendre et plus serein ?

On peut jouer avec son regard. C’est une compétence indispensable pour un comédien, par exemple. Peut-on l’apprendre ? Je réserve ma réponse. Pour jouer, il faut « penser » son regard, avoir une capacité de réflexion sur soi-même particulièrement développée. Il faut effectuer un travail d’approfondissement réflexif. La méditation est une bonne école de réflexivité.

Aujourd’hui, de nombreuses conversations sont ponctuées par : « Tu vois ce que je veux dire ? » ou, tout simplement, par « tu vois ? ». Y a-t-il, derrière cela, un sens profond ou est-ce seulement un tic de langage ?

Cette « béquille », cette ponctuation langagière cherche à accrocher le regard de l’autre. Elle soutient l’idée qu’on va partager des regards comme engagement possible d’un accord commun. L’expression « Tu vois ce que je veux dire ? » est un clou qu’on enfonce, comme un point pour montrer la fin de la phrase ou comme une ponctuation pour insister que l’idée est importante. Cela fait partie de la prosodie qui désigne les intonations de la voix ou la musique de la langue. Il y a toujours une sorte de danse relationnelle dans l’échange des regards. Quant à l’expression « Tu vois ? », il s’agit d’un tic. Ces mots permettent de faire des pauses ; ce sont des fragments de phrases qui reviennent dans le discours social pour dire : « D’accord, d’accord » ou « C’est clair ». On y recourt d’autant plus que les technologies de la communication nous privent de la proximité de relation. C’est un appel magique du regard.

En ce début du IIIe millénaire, les humains « hypermodernes », les « individus individualisés » selon votre formule, exigent d’être totalement libres, refusent de dépendre du regard d’un autre et, en même temps, continuent d’en avoir besoin. Comment gérer cette contradiction ?

C’est le paradoxe des temps. Tout le monde est pris dans ce paradoxe. Les jeunes communiquent avec l’autre bout du monde et ignorent leur voisin du palier. On ne se regarde plus. Dans le même temps, l’individu semble animé par une nouvelle forme de reconnaissance : être vu. La technologie de la communication est au service de cette idéologie. Quelqu’un qui évite le regard d’un proche demandera par mail à un correspondant lointain : « M’as-tu vu ? » Autrement dit, il veut avoir la maîtrise sur ce regard comme marque de son individualité et de sa liberté. L’individu individualisé veut devenir le seul maître de cette « communication solipsiste » où son intellect est seul juge de la réalité. Il faut en prendre conscience. Cette espèce de course n’est jamais satisfaisante et risque d’épuiser tout le monde.

Deux domaines échappent à cette volonté de la maîtrise par l’individu : la sexualité et l’éducation des enfants. Pourquoi ?

En effet, l’individualisme est confronté à ces obstacles, de taille, qui appartiennent tous deux au registre de la reproduction et de la transmission, celle des corps et celle de la culture. La sexualité renie l’idée d’un individu clos sur lui-même. Dès qu’un individu est pubère et sexué, il dépend du désir de l’autre et a besoin de l’autre pour se reproduire. Son fantasme de se façonner soi-même et d’être son propre créateur bute sur cette contrainte. L’éducation des enfants est le second obstacle. Les enfants appellent notre regard. Face à cette quête, on éprouve le besoin de le partager. C’est pour cela que les adultes sont tellement attirés par les enfants. J’appelle ce phénomène la bébolâtrie triomphante, véritable idolâtrie des temps modernes qui traduit le besoin de dépendance des êtres humains. C’est pour ça que les adultes satisfont toutes les demandes du bébé, ses exigences et ses caprices. L’enfant a une place privilégiée car il permet à chaque individu de retrouver sa part d’humanité.

Votre conclusion ?

J’ai la crainte que chacun avance dans la société avec des lunettes noires. Or, partager le regard d’autrui, c’est ce qui nous rend profondément humain. Regarder ce qu’on veut, devenir maître de son regard, peut aboutir à une folie sociale. Les technologies modernes offrent à chacun des moyens qui peuvent corrompre sa propre dimension d’humanité. Nous devons tenter de surmonter ce défi. La vie associative, par exemple, est une bonne réponse à ce risque de déshumanisation.

Par Barbara Witkowska

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