© Julie Joseph

Comment maîtriser son temps ?

Barbara Witkowska Journaliste

Plus vite, toujours plus vite ! Toujours sous tension, débordés, bousculés et harcelés par les urgences. Cette galopade est-elle justifiée ? Comment s’en soustraire ? En cultivant l’art du temps. Pour maintenir l’équilibre entre le faire et le jouir.

Depuis une vingtaine d’années, c’est l’hémorragie de publications, colloques et séminaires qui abordent le thème du temps, son accélération, sa saturation et sa tyrannie… Les causes de cette frénésie : la mondialisation des échanges, la pression au travail, l’impossibilité de faire le tri, les nouvelles technologies qui exercent une fascination menant jusqu’à l’addiction. Selon Gilles Finchelstein, auteur de La dictature de l’urgence (éd. Fayard, 2010),  » le déclin du catholicisme et du communisme et de leur promesse commune de salut éternel ou de lendemains qui chantent  » nous a fait perdre notre espoir transcendantal. Désormais, nous sommes guidés par la fièvre d’être aussi performants qu’Internet ou les marchés. De son côté, la sociologue française Nicole Aubert affirme dans Le culte de l’urgence (éd. Flammarion, 2003) que,  » puisque il n’y a plus rien pour nous montrer la direction, nous cherchons à vivre par l’intensité de nous-mêmes. La quête de l’intensité a remplacé la quête d’éternité « .

Comment maîtriser son temps ?
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Le temps nous domine et nous obsède. Nous avons mal à notre temps.  » Je n’ai pas le temps « ,  » Je manque de temps « ,  » Trop de choses, pour trop peu de temps « . Or la quantité de temps quotidien reste immuable.  » Le temps, c’est toujours la même chose, souligne le philosophe Frank Pierobon, conférencier aux Mardis de la philo à Bruxelles, citant le philosophe allemand Emmanuel Kant pour lequel le temps ne passe pas, c’est nous qui passons ». En revanche, ce qui a changé, c’est le tempo. Cette accélération du tempo a été engendrée par ces nouveaux médias que furent, en leur temps, télé et cinéma. On peut le remarquer dans les aventures de James Bond, dont les premières paraissent aujourd’hui lentes et poussives. A partir de Spielberg, entre autres, le montage est devenu très rapide, nerveux, saccadé, heurté et simpliste. Aujourd’hui, le cinéma et la télévision ont horreur des trous et des blancs. Il faut tout remplir, tout saturer. Par ailleurs, le monde de l’audiovisuel a également introduit le format court, celui de la publicité, où il faut tout dire en trente secondes. A cela s’est ajoutée l’explosion planétaire des jeux vidéo. Leur impact est immense sur la manière dont les ados appréhendent le temps et la temporalité. Ils s’initient avec enthousiasme à une temporalité hystérique et violente, où le réflexe doit être foudroyant, ce qui peut avoir pour effet de diminuer leur temps de concentration pour l’étude, où les stimulations sont beaucoup moins électrisantes… Or, depuis l’aube des temps, les enfants adorent les histoires simples qu’ils veulent entendre et réentendre tant et plus. Si on ne respecte pas leur tempo, il est possible qu’on les stresse et qu’on les abîme.  »

Le rapport au temps

Il y a cinq voix du passé : « fais plaisir », « sois parfait », « sois fort », « fais des efforts » et « dépêche-toi

Si nous bénéficions tous exactement des mêmes vingt-quatre heures, où se situe le problème, alors ? Dans notre rapport au temps.  » Nous avons une fâcheuse habitude à confondre le temps, objectivement mesurable, et la durée que nous percevons de manière subjective, épingle Gilles Finchelstein. Un exemple : qu’est-ce qui nous paraît plus long, une nuit d’amour ou vingt secondes les doigts coincés dans une porte ? La durée, c’est ça.  » Pour Frank Pierobon, il y a plusieurs temporalités :  » La succession des activités routinières donne l’impression que l’on n’a rien fait, c’est-à-dire rien de substantiel. Cela ressemble au « downtime », au temps mort, ce temps où l’on est absent de sa propre vie. A l’inverse, il y a la temporalité intensément vécue, où l’on est présent à soi-même et aux autres. C’est le « quality time », le temps consenti, que l’on passe avec sa famille, ses enfants et ses amis, lorsqu’on veut être près d’eux. Et celui-là passe comme un éclair, comme un film prenant, parce qu’on s’investit totalement : c’est le temps de l’affection, de la passion, de l’enthousiasme.  »

Pour optimaliser la gestion du temps, il faut se connaître, déterminer son profil et les voix dominantes du passé, ce qu’on appelle les  » drivers « . Concrètement, il s’agit de messages contraignants parentaux, intégrés au moment où l’on avait besoin de sécurité affective.  » Il y a cinq voix du passé, explique Luc Charles, coach et formateur en entreprises : « fais plaisir », « sois parfait », « sois fort », « fais des efforts » et « dépêche-toi ». Faire plaisir consiste notamment à dire « oui » car on n’ose pas dire « non » par peur de déplaire, au point d’en oublier ses priorités personnelles. Le désir d’être parfait comporte la difficulté de ne pas accepter l’erreur et l’impossibilité de faire la distinction entre l’important et l’accessoire. L’antidote ? Il faut être réaliste et accepter de ne pas tout contrôler. Quelqu’un qui veut être fort ne respecte pas ses propres rythmes car il est guidé par la volonté de se montrer plus fort que les autres. La solution réside dans une ouverture à soi, à ses sensations et à ses émotions. Il faut se reconnecter à soi-même.  »

Quatrième message parental :  » Fais des efforts « .  » On le retrouve chez ceux qui croient qu’il faut travailler dur pour réussir et que la vie n’est pas une partie de plaisir. Or, on peut réussir ce que l’on entreprend en simplifiant et en hiérarchisant les priorités.  » Enfin,  » dépêche-toi « . L’une des phrases les plus souvent lancées aux enfants.

Reprendre le volant

Comment maîtriser son temps ?
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Il est important d’identifier ces cinq voix qui ont de l’emprise sur 90 % de notre temps quotidien. En général, il y a deux voix qui dominent et elles sont différentes pour chacun. Quand on est en état de stress, il est préférable d’y mettre de la légèreté et de la souplesse plutôt que de vouloir s’en défaire à tout prix. Le perfectionniste, par exemple, perd beaucoup de temps dans la journée à accorder la même importance à toutes les tâches. S’il fait le tri, s’il met cette qualité (la perfection) à son service, il sera perfectionniste dans ce qui est important.  » Imaginez que vous êtes dans une voiture, compare Luc Charles. Si les voix du passé vous dominent trop, ce sont elles qui sont au volant. Vous êtes à leur service et vous comportez comme un copilote. Le challenge, c’est d’inverser les rôles, reprendre le volant et mettre les « drivers » à son service, en copilote.  »

 » La bonne gestion est liée à la question du sens et de l’estime de soi, décrypte Anouk Mendelbaum, consultante en développement organisationnel. La question qu’on doit se poser est celle-ci : « Vers où je veux aller en fonction de mes objectifs ? » Comme sur un bateau, il faut définir son cap. Si on est dans l’urgence, on navigue à vue et on risque de perdre la finalité. Pour vous recadrer, posez-vous cette question : « Dois-je faire cela maintenant ? » En vous la posant trois fois par jour et en y répondant, votre journée ne sera pas la même.  »

 » S’il y a un seul conseil à retenir : s’arrêter !, clame Isabelle Stichelmans, senior coach à l’Institut de recherche et d’intervention sur le burn-out. S’arrêter, cela fait partie du développement personnel. S’arrêter pour se poser les bonnes questions : « A quoi sert mon métier, quel sens il a dans ma vie ? », « Est-ce que je suis dans mes valeurs ? », « Combien de temps par jour je me consacre à moi-même ? » ». Pour les personnes victimes de burn-out et qui s’en relèvent, l’essentiel est devenu le guide de leur vie. L’important est d’apprendre comment aller à l’essentiel sans craquer pour autant.  »

Se faire respecter

La bonne gestion du temps n’est pas liée au sexe mais dépend de la personnalité de l’individu et est fonction du chemin de chacun. Certains le font instinctivement, d’autres ont besoin de la méditation, du yoga, voire d’un coach.  » Notre boulot consiste à faire décoller le nez du guidon, rappelle Roger Ortmans, coach et animateur d’ateliers sur la gestion du temps et l’épanouissement au travail. Cela dit, nous travaillons dans l’humilité. On n’a pas de potion magique ni de parade. La maîtrise du temps relève de chaque individu et de son organisation. A un moment donné, il faut pouvoir dire : « Au-delà de 17 h, je ne suis plus disponible. » Il faut arriver à se faire respecter. Ce n’est pas toujours facile, mais la survie est à ce prix. Je donne souvent l’exemple de la pelouse. Si, au printemps, le gazon ne pousse pas assez vite, on ne va pas tirer sur les brins d’herbe. Il faut préparer le terrain, l’arroser, mettre de l’engrais naturel, enlever la mousse. C’est ça qui va faire pousser le gazon. Il faut laisser du temps au temps. C’est en travaillant sur cette métaphore qu’on peut réussir ses journées. Et sa vie.  »

Sortir du système

Des attitudes philosophiques sont associées à un rapport différent au temps.  » Il faut sortir du système, note Frank Pierobon. Dans le système en général, si l’on parle du temps, c’est pour ne pas y penser, car on s’agite pour s’étourdir. Or, il y a de plus en plus de gens qui, tout d’un coup, s’arrêtent de courir, ne voulant plus de cette vaine agitation. Ils sortent de la cacophonie et retrouvent un temps ralenti qui permet de retrouver la musique de la vie, celle de la nature et de l’âme.  » Le Gantois Sébastien de Fooz, par exemple, est parti à pied de Gand à Jérusalem (A pied à Jérusalem : 184 Jours, 184 visages, éd. Racine, 2007) en se donnant pour objectif  » d’utiliser la marche comme le moyen de communication le plus simple pour entrer en contact avec les autres, la marche à pied étant un vecteur formidable d’ouverture, de dialogue et de guérison « .

Une démarche qui va évidemment à l’encontre des moyens de communication actuels dont le paradoxe est qu’ils augmentent la distance interpersonnelle en facilitant des contacts de pure surface !  » Les gens sont dans une telle angoisse aujourd’hui, vu leur demande insatisfaite de sens ; tout ce qu’ils approchent les laisse sur leur faim, enchaîne Frank Pierobon. Quand la vie est à la fois vide et agitée comme dans le monde du travail, en général, la réponse ne se trouve même pas dans les vacances, dont on attend pourtant un grand shoot de bonheur. Pour retrouver le sens, il faut revenir dans le silence, dans la lenteur, dans la contemplation. Ces gens qui sortent du système simplement parce qu’ils ne le supportent plus se remettent d’instinct à l’écoute de leur tempo, celui de la vie comme celui de leur sommeil. Ils arrêtent les médocs et les calmants et réapprennent à rêver, redécouvrant ainsi une qualité du temps et de la vie qu’ils ne suspectaient pas.  » Ils sont bien plus nombreux qu’on le croit. La montée en puissance des tentatives de résistance au culte de l’urgence est tout sauf anecdotique. L’un des signes les plus parlants est la vogue du slow.

Lancé avec Slow Food par l’Italien Carlo Petrini dans les années 1980, en réaction au déploiement de l’empire McDonald’s, le mouvement se développe toujours plus. Ainsi, la Slow Education débarque-t-elle en Belgique où elle espère proposer une alternative aux pédagogies traditionnelles par le biais du temps, en rendant les élèves plus autonomes dans l’organisation de leur journée.  » La Slow Education, c’est cette aptitude à pouvoir adapter son approche, afin qu’elle permette à chacun de tirer le meilleur parti de ses compétences « , s’enthousiasme Nathalie Dillen, enseignante et rédactrice en chef du magazine en ligne Slow Classes. De même, la Slow Science, défendue par la philosophe de l’ULB Isabelle Stengers qui, dans son livre Une autre science est possible, manifeste pour un ralentissement des sciences (éd. La Découverte, 2013), plaide pour que la science prenne du recul et accepte de poser la question de sa finalité.

Des concepts plus modestes proposent des services slow qui cartonnent. Des cafés ou des hôtels mettent à la disposition de leurs clients des bulles pour faire la sieste. Dans certains aéroports, on peut bénéficier de massages relaxants. Même si nous déconnecter complètement relève de l’utopie, du moins commençons-nous à apprendre quand appuyer sur la pédale de l’accélérateur, et quand lever le pied. L’art du temps réside dans l’alternance downtime/quality time, temps long/temps court, et dans le changement de rythme.

Par Barbara Witkowska – Illustrations : Julie Joseph.

Le temps au féminin

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Les femmes sont les grandes victimes de cette tension liée au temps.  » Aujourd’hui, lorsqu’il s’agit d’ascension, ce qui est demandé par le monde de travail au niveau de la temporalité, c’est la disponibilité avec la possibilité de s’absenter à l’étranger, et la flexibilité qui implique la capacité de s’adapter aux imprévus et aux aléas », explique Caroline Closon, professeur au Centre de recherche de psychologie du travail et de la consommation à l’ULB (photo). « Ces compétences sont plus souvent associées à un homme qu’à une femme. » Cette association  » disponibilité-flexibilité » est très fâcheuse pour le devenir professionnel des femmes. Elle vient des stéréotypes qui, eux, sont conditionnés par la réalité. Les études montrent que la répartition des tâches domestiques reste encore sous la responsabilité de la femme. Le conflit travail-famille est permanent et les femmes en souffrent. Prenons l’exemple du temps partiel. Les femmes travaillent à temps partiel pour se consacrer davantage aux tâches domestiques. Pour l’homme, en revanche, ce sera dans le but de s’enrichir, de s’épanouir, ou de se consacrer à ses passions.

La solution ? Il faut se dégager des clichés et des stéréotypes. « On est dans un modèle binaire, on a défini d’une façon très stricte ce qu’est un homme et une femme, poursuit Caroline Closon. Les compétences professionnelles sont « genrées ». Par essence, une femme est naturellement plus dans les soins. En revanche, l’homme décide, il est moins émotif et résiste mieux au stress. Il faut se battre, ce sont des constructions sociétales. Aujourd’hui, les structures familiales ont évolué, l’émancipation féminine est un fait. Les deux travaillent, mais les femmes ont une double journée de travail. Les rôles sociaux ne sont pas déterminés par les gènes. »

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