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Ces maladies qui peuvent rapporter gros

Le Vif

Cancers, hépatite C, maladies orphelines… Les nouveaux traitements sont vendus à des prix tellement prohibitifs qu’ils menacent l’équilibre de la Sécu, contrainte d’en limiter l’accès à une minorité de patients. Pendant que les firmes pharmaceutiques s’en mettent plein les poches.

Patricia Geerts est une jeune grand-mère de 56 ans comblée par son petit-fils. Mais elle est malade. Il y a 30 ans, à la suite d’une erreur de transfusion, elle a reçu du sang contaminé par le virus de l’hépatite C. « A partir de 2008, j’ai subi un traitement lourd et plusieurs opérations, sans succès. » Depuis, la maladie n’a cessé de progresser mais elle n’a pas atteint l’un des stades qui mettraient sa vie en danger, à cause d’une cirrhose ou d’un cancer du foie. Pas encore. Sans doute une question de temps. « Il y a deux ans, j’ai appris qu’un nouveau médicament allait être disponible en Belgique. Les médecins disaient qu’il était assez efficace pour pouvoir me guérir. Hélas ! Je n’y ai pas accès. Je ne suis pas assez malade pour en obtenir le remboursement. »

Ce médicament, c’est le sofosbuvir, le premier antiviral à action directe efficace (à plus de 90 %) contre cette maladie du foie, qui infecte en Belgique plus de 75 000 personnes. Il se présente sous la forme de comprimés dont le prix officiel est de 517 euros pièce – dans les hôpitaux, les médecins l’ont surnommé la « pilule-iPhone », mais ça ne fait rire personne. Il en faut 84 pour une cure de 12 semaines, la durée minimale du traitement.

A lui seul, ce médicament innovant produit par le laboratoire américain Gilead qui en détient les brevets coûte donc minimum 43 434 euros par patient à la Sécurité sociale, qui en a accepté le remboursement après son arrivée sur le marché belge. Si tous les porteurs du virus bénéficiaient en même temps du traitement, la facture dépasserait allègrement les 3 milliards d’euros. Soit plus des trois quarts du budget annuel consacré par l’Inami au remboursement des médicaments, à savoir 4,1 milliards en 2016.

Ce n’est évidemment pas possible et l’Inami a dû faire des choix, en accord avec la ministre de la Santé, Maggie De Block (Open VLD). Un budget annuel de 100 millions a été dégagé, ce qui est énorme. Seuls les patients qui ont atteint le stade ultime de la maladie et dont la vie est menacée à (très) court terme peuvent en bénéficier. Depuis le 1er janvier 2015, ils ont été 1 150 dans ce cas, selon les estimations de l’ONG Médecins du Monde, soit environ 770 par an. « A peine 1 % du total des patients, souligne Xavier de Béthune, directeur médical de MdM. C’est la première fois que nos autorités sont obligées de limiter de façon aussi drastique l’accès à un médicament aussi efficace. »

Pour Jerry Wérenne, médecin généraliste à Bruxelles spécialisé dans le traitement de l’hépatite C, c’est une aberration. « Ce nouveau médicament représente un progrès extraordinaire et permettrait même, en théorie, d’envisager l’éradication de la maladie. Mais son prix est tellement élevé que je suis obligé de dire à mes patients : il faut attendre que votre foie soit plus abîmé pour que vous puissiez avoir droit au traitement. La raison économique l’emporte sur un enjeu aussi crucial que la santé publique. »

Les politiques pris en otage

Le prix prohibitif de certaines spécialités couvertes par des situations de monopole ou de quasi-monopole – dans ce domaine, les brevets durent 20 ans – n’est pas nouveau pour les habitants des pays les plus pauvres. « Traiter les grandes pandémies comme le sida, la tuberculose ou l’hépatite C y représente depuis très longtemps un défi économique insoluble, souligne Médecins du Monde. Sans parler des cancers et maladies chroniques et/ou aiguës. » Mais le problème s’est aggravé ces dernières années. Et il prend une dimension mondiale, qui s’étend désormais aux pays les plus riches.

En cause ? Un décalage de plus en plus avéré entre le prix auquel sont vendus certains médicaments protégés par des brevets et ce qu’ils coûtent réellement aux firmes qui les produisent. Selon l’étude d’un chercheur de l’université de Liverpool (Andrew Hill), la production de la quantité de sofosbuvir nécessaire pour un traitement coûte entre 75 et 100 euros. En Belgique, il est donc vendu plus de 430 fois plus cher ! « Pour ce médicament comme pour de nombreux autres, le prix de vente n’est pas lié au coût de production mais à ce que la firme pharmaceutique estime que le marché est prêt à payer, résume Xavier de Béthune. On est dans une logique de maximisation du profit comme pour n’importe quel bien de consommation. » Aux Etats-Unis, le payeur est le consommateur ou, bien souvent, les compagnies d’assurances, puisque la couverture sociale y est largement privatisée. En Belgique, c’est l’assurance maladie-invalidité. Mais la logique est la même : plus un Etat est (présumé) riche, plus le prix à payer est élevé. « Lorsque j’étais au cabinet de Laurette Onkelinx, alors ministre de la Santé publique (NDLR : jusqu’en 2014), je me souviens de négociations où les firmes pharmaceutiques nous disaient : vous n’allez quand même pas payer moins cher que la Grèce ? », se souvient Anne Hendrickx, aujourd’hui conseillère médicaments au service d’études des mutualités socialistes Solidaris.

Car le prix des médicaments est toujours le fruit d’une négociation entre l’industrie pharma et les pouvoirs publics : lorsqu’arrive sur le marché une nouvelle spécialité dont le producteur espère obtenir le remboursement, il négocie avec la commission de remboursement des médicaments de l’Inami et le cabinet du ministre de la Santé. Mais la marge de manoeuvre des autorités vis-à-vis des multinationales est réduite, confie Raf Mertens, le directeur général du centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE). Selon lui, « le politique est pratiquement pris en otage ». D’une part, rien n’oblige la firme à distribuer le médicament dans un pays si elle ne peut le vendre au prix qu’elle souhaite, au risque de priver les patients d’un traitement novateur ; de l’autre, toutes celles qui ont une activité de R&D et de production dans notre pays – et elles sont nombreuses – ont beau jeu de menacer de délocaliser si elles ne peuvent plus y faire des affaires. C’est le traditionnel chantage à l’emploi. En Belgique, il est efficace : ce secteur occupe 35 000 personnes.

En réalité, le prix facial des médicaments concernés n’est pas celui que rembourse réellement l’Inami. La négociation intègre en effet l’octroi de ristournes par l’industrie pharmaceutique, qui prétend contribuer ainsi au maintien à l’équilibre du budget de la Sécu. A une condition : la stricte confidentialité du résultat des négociations. Les ristournes doivent être tenues secrètes pour ne pas déforcer les sociétés qui négocient dans d’autres pays – la fixation du prix des médicaments reste une compétence nationale, intégration européenne ou pas. Aux termes du Pacte d’avenir signé en 2015 entre Maggie De Block et le secteur pharma, la ministre s’est d’ailleurs engagée à couler cette garantie de confidentialité dans la loi…

Ces ristournes ne sont pourtant pas plantureuses. Selon les données globales publiées par l’Inami, elles ne dépassent pas les 28 % en moyenne. Cela laisse une marge confortable aux fabricants. En 2015, le bénéfice net de Gilead s’est établi à 12,1 milliards de dollars, soit à peu près l’équivalent de ses dépenses totales en R&D pendant 11 ans, de 2003 à 2013. Quelle société ne rêverait pas d’un tel rendement ? Gilead n’a pourtant pas découvert elle-même les vertus du sofosbuvir : elle s’est contentée de racheter le labo qui a fait la trouvaille.

Une logique purement financière

Qui a oublié le petit Viktor, cet enfant de 7 ans atteint en 2013 d’une maladie rénale grave, dite orpheline ? Son traitement exigeait l’injection tous les 15 jours d’un médicament à 9 000 euros non pris en charge par l’Inami. Le lobby pharmaceutique avait été accusé de médiatiser son cas pour faire pression sur la ministre, afin d’obtenir le remboursement du médicament – le fameux Soliris®. Non sans succès…

Maladies rares, hépatite C, cancers… Les cas évoqués ci-dessus ne sont plus isolés. Ils auraient même tendance à se multiplier. « La situation se reproduit dans le domaine de l’oncologie avec les prix pharamineux des nouveaux traitements de la leucémie et du mélanome, le plus agressif des cancers de la peau », ou ceux de médicaments dits orphelins parce qu’ils soignent des maladies qui ne touchent qu’un petit nombre de patients, résume Anne Hendrickx (Solidaris). « Jusqu’ici, lorsqu’on restreignait l’accès à certains médicaments, c’était pour raisons scientifiques ou médicales. Dans plusieurs pathologies, le critère financier prend aujourd’hui le dessus. »

On devrait se réjouir des progrès de la médecine anticancéreuse. « Avec l’approche immunothérapeutique, explique le célèbre infectiologue Nathan Clumeck, directeur de la politique médicale des hôpitaux publics bruxellois, on se dirige vers des traitements de plus en plus personnalisés, quasi sur mesure, faisant notamment appel aux thérapies géniques. Financièrement, il faudra trouver une autre approche pour ces traitements qui sauvent des vies. » Mais qui coûtent terriblement cher : plusieurs centaines de milliers d’euros par patient et par an. Raf Mertens (KCE) abonde : « Ces nouvelles thérapies vont mettre notre budget médicaments sous pression. Cela se traduira par plus de refus ou de restrictions, comme pour l’hépatite C. Une approche un peu cynique : on ne rembourse le traitement que pour les patients qui ont subi des dommages irréversibles. »

Ces maladies qui peuvent rapporter gros
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Et c’est là qu’on touche au fond du problème. Que ces médicaments soient chers, chacun peut le comprendre. Qu’ils soient à ce point déconnectés de leur coût réel, c’est en revanche difficilement acceptable. Ri De Ridder, le directeur général Soins de santé de l’Inami, le reconnaît : « Certains prix demandés ne sont pas éthiquement justifiables. On assiste à une volonté de maximiser le profit à tout prix sous la pression des actionnaires. Face à cela, nous ne sommes plus capables de garantir l’accès de tous les patients à certains traitements. » De quoi s’interroger sur la soutenabilité de notre système de sécurité sociale, admet celui qui en tient en partie les rênes.

Le prix de la vie

C’est pour dénoncer cette situation que Médecins du Monde lance une campagne, à laquelle s’associe Test-Achats, délibérément provocatrice, axée sur la rentabilité des maladies pour l’industrie pharmaceutique. Slogans : « Une leucémie, c’est 25 000 % de marge brute », « Bien placé, un cancer peut rapporter 200 000 euros », « Avec 3 milliards d’euros de bénéfices, l’hépatite C, on en vit très bien »…

« Les prix de plusieurs nouveaux médicaments, considérés comme apportant une innovation majeure, ont récemment montré les limites du système, plaide Michel Roland, président de MdM Belgique. Ils menacent à court terme la viabilité de notre modèle de protection sociale. » Objectif de l’ONG : une plus grande fermeté du gouvernement dans les négociations avec les firmes pharmaceutiques et la transparence du mécanisme de fixation du prix des médicaments. Une pétition vise à obtenir un large soutien de l’opinion publique (www.leprixdelavie.be). En France, une campagne similaire lancée voici quelques mois a recueilli plus de 220 000 signatures.

L’industrie pharmaceutique, elle, campe sur ses positions. Outre-Quiévrain, elle avait qualifié l’opération MdM de « campagne de propagande mensongère », obtenant un avis négatif de l’autorité de régulation professionnelle de la publicité, qui avait très officiellement fait part du « risque de réactions négatives des firmes pharmaceutiques » (sic). Du coup, les grands réseaux d’affichage du pays, dont JC Decaux, avaient refusé d’afficher la campagne, qui a fait le buzz sur le Net.

En Belgique, l’association pharma.be, qui regroupe 130 entreprises pharmaceutiques, se borne à rappeler que « le prix des médicaments reflète leur valeur pour les patients et pour la société ». Notre objectif, souligne son porte-parole, Stefaan Fiers, « est de garantir l’accès des patients aux nouveaux traitements aujourd’hui et demain. Seule l’innovation permet d’assurer la durabilité de notre système de soins de santé. » Et l’innovation est de plus en plus coûteuse parce qu’elle est plus longue, que les exigences des autorités en matière de qualité et de résultats sont de plus en plus lourdes et que la durée d’exploitation d’une molécule, entre sa mise sur le marché et le moment où un concurrent la remplace, est de plus en plus réduite. « De plus, insiste Stefaan Fiers, l’industrie pharmaceutique a signé l’an dernier un pacte qui vise à encadrer le budget médicaments de l’Inami pendant les quatre prochaines années, grâce à des économies récurrentes et des efforts consentis par l’industrie. »

Mais la résistance s’organise à d’autres niveaux, plus officiels. La Belgique vient ainsi de s’associer avec les Pays-Bas, le Luxembourg et l’Autriche pour conduire ensemble certaines négociations de prix et peser plus lourd face à l’industrie, faute de pouvoir le faire au niveau européen. De son côté, le KCE s’est associé avec ses pairs des mêmes pays pour réunir un think tank international et formuler des pistes de solutions à plus long terme. Comme l’idée de « rendre aux citoyens les résultats de la recherche », dès lors que la plupart des grandes découvertes biomédicales sont basées sur des travaux menés par des universités et des instituts de recherche subsidiés par les pouvoirs publics. « C’est donc le contribuable qui finance les innovations menant au développement de nouveaux médicaments, dont les fruits se retrouvent privatisés. »

« Il faut ramener le débat au niveau sociétal, plaide Raf Mertens. Quelle est la place du médicament dans notre société ? Est-ce un produit de consommation ou un bien public ? » Nationaliser la recherche, racheter les brevets, réinventer la propriété intellectuelle… Plusieurs scénarios sont proposés. Beaucoup les qualifient d’utopiques.

Le mélanome, ça peut rapporter gros

Selon Anne Hendrickx (Solidaris), l’oncologie est sans doute le secteur où les évolutions de prix sont les plus flagrantes. A la fin des années 1990, le traitement d’un cancer bronchique par chimiothérapie coutait l’équivalent de 2 500 euros. La génération suivante, apparue au milieu des années 2000, coûte entre 5 et 12 000 euros par traitement. « Ce genre de croissance des coûts était raisonnable en considérant ceux de la recherche et du développement de ces médicaments », souligne-t-elle.

Dans le cas du mélanome, le cancer de la peau le plus agressif, son traitement se faisait avec une combinaison de deux molécules qui coûtait, au total, quelques milliers d’euros. Mais les nouveaux traitements apparus dans les années 2010 coûtent entre 140 000 et 200 000 euros par patient. « Ces prix font l’objet d’un contrat secret, on ne connaît pas les ristournes négociées, mais même une baisse de l’ordre de 25 % ne compense pas le surcoût exorbitant. »

En matière de traitement des cancers, qui ne guérissent généralement pas mais permettent de prolonger la vie des patients, les spécialistes parlent de coût pour une année de vie supplémentaire pondérée par la qualité (cost per QALY gained). Les nouveaux traitements ont des coûts par année de vie gagnée qui vont jusqu’à 150 000 euros alors que la norme généralement acceptée en Europe est de maximum 45 000 euros.

De son côté, Médecins du Monde brandit une estimation de Fierce Pharma selon laquelle le Keytruda®, nouveau médicament à plus de 100 000 euros par an et par patient, pourrait rapporter 4 milliards d’euros de chiffre d’affaires au laboratoire Merck qui le commercialise. Mais la première année, le traitement combine plusieurs médicaments avec un prix affiché de plus de 500 000 euros…

La leucémie, c’est 25 000 % de marge

Dans sa campagne, Médecins du Monde épingle aussi l’imatinib (Glivec®), molécule qui a révolutionné le traitement de certains cancers du sang et de la moelle osseuse. Selon MdM, ce traitement coûte environ 3 750 euros par mois en Belgique, soit jusqu’à 45 000 euros par an – sachant que la durée de traitement va de quelques mois à plusieurs années. Selon le pharmacologue et chercheur à l’université de Liverpool Andrew Hill, si l’on prend en compte le coût réel de production de ce médicament, auquel on ajoute le coût des autres étapes de fabrication et du transport, avec une marge bénéficiaire de 50%, le médicament pourrait être vendu moins de 200 euros par année de traitement. Le taux de marge, qui est la proportion entre le prix annuel de 45 000 euros en Belgique et ce qu’on peut considérer comme le coût réel de ce traitement à 200 euros (qui inclut déjà une marge), est donc de 25 000%.

« Cet exemple, épingle MdM, montre que la logique à l’oeuvre avec le traitement contre l’hépatite C est aussi bien présente avec les médicaments anticancéreux. Pis, au lieu de baisser avec le temps, le prix des médicaments anticancéreux augmente ! Ainsi, le prix du traitement annuel aux Etats-Unis est passé de 30 000 dollars en 2001 à 92 000 dollars en 2012. » C’est ce qu’ont dénoncé en France des cancérologues de renom, en mars dernier, soulignant que l’augmentation des prix était complètement déconnectée des investissements en R&D et qu’ils répondaient à une logique de maximisation du profit par les industriels du médicament en fonction de ce que les marchés sont capables de supporter, ou du moins de de l’idée qu’ils s’en font.

Par Philippe Berkenbaum

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