Image d'illustration © iStok

Biohackers: à la recherche de l’insuline pour tous

Muriel Lefevre

Contrairement à la plupart des médicaments, il n’existe pratiquement aucune version générique de l’insuline. De quoi tuer dans l’oeuf toute concurrence et faire exploser scandaleusement les prix. Des biohackers gantois tentent de trouver leur propre méthode de production d’insuline pour casser le monopole et offrir un traitement accessible à tous.

À l’Atheneum Wispelberg de Gand, on trouve ReaGent, un laboratoire de biosciences qui milite pour la « science citoyenne » et accessible à tous. Des biopirates y combinent habilement biologie et piratage dans l’unique but d’améliorer le monde. L’un de leurs sujets de recherche est l’insuline pour tous. Ils sont en effet l’un des partenaires du projet Open Insulin. Une aventure commencée il y a trois ans de l’autre côté du monde, dans un laboratoire dans la banlieue de San Francisco. À la tête du projet, on retrouve Anthony Di Franco. Lui-même diabétique, il souhaite rendre l’insuline accessible à tous en réduisant le prix d’une capsule à son prix de production, soit aux alentours de 10 $.

Trois laboratoires pharmaceutiques se partagent le marché : le français Sanofi, le danois Novo Nordisk et l’Américain Lilly selon Le Monde. En juillet 2018, une analyse des coûts de production des différentes insulines publiée par le British Medical Journal révèle qu’ils sont totalement déconnectés du prix demandé par les laboratoires pharmaceutiques. Selon l’étude, et en supposant que les fabricants réalisent une marge de 20 %, le prix d’un flacon d’insuline glargine (le Lantus de Sanofi) s’établirait en moyenne entre 78 à 108 dollars par an et par patient, l’insuline lispro (l’Humalog de Lilly) entre 95 et 130 dollars, et l’insuline asparte (le NovoLog de Novo Nordisk) entre 95 et 129 dollars. Soit bien loin des 700 dollars qu’y consacre en moyenne le patient américain.

Une véritable gageure lorsqu’on sait que le prix de l’insuline a littéralement explosé ces dernières années aux États-Unis. Rien qu’entre 2002 et 2011, le prix de l’insuline a augmenté de plus de 300 %. Alors que le flacon n’était qu’à 40 dollars au début des années 2000, il est passé à 120 dollars en 2011 et peut aujourd’hui coûter jusqu’à plus de 270 dollars.

Un euro symbolique pour le brevet initial

Lorsque les scientifiques canadiens Frederick Banting et Charles Best découvrent l’insuline humaine en 1921, ils comprennent que leur découverte est trop importante pour en tirer un profit. Ils auraient vendu le brevet pour un dollar symbolique à l’Université de Toronto.

Cette hausse spectaculaire s’explique en partie par le fait que, contrairement à d’autres médicaments, il n’existe pas de générique pour l’insuline. Pendant des années, les fabricants de médicaments – en particulier Eli Lilly, Novo Nordisk et Sanofi – en ont profité pour légèrement améliorer plusieurs versions du médicament. Juste ce qu’il fallait pour breveter à nouveau ces « innovations », et ainsi prolonger pratiquement à l’infini leur brevet.

Biohackers: à la recherche de l'insuline pour tous
© iStok

Les « vieilles » versions étant souvent considérées comme obsolètes ne sont pas produites en génériques, ni surtout prescrites, elles ne sont plus concurrentielles. C’est une tactique bien connue du monde pharmaceutique et appelé « evergreening « . L’insuline est même devenue l’exemple par excellence de la technique puisqu’elle a ainsi été brevetée de 1923 à 2014.

Aux États-Unis, le prix « catalogue » des médicaments est librement fixé par les industriels, avant d’être discuté, au cas par cas, avec les très puissants Prescription Benefit Managers. Des intermédiaires qui établissent des listes de traitements remboursables et dont ils négocient le tarif pour le compte des assureurs. La répartition de la remise ainsi obtenue est un secret bien gardé et on ne sait si c’est bien, in fine, le patient qui en bénéficie.

Aux États-Unis, où le patient se retrouve souvent à payer lui-même ses doses, le danger est réel que ce dernier adapte sa dose en fonction de son budget et non en fonction de ses besoins. Selon Le New York Times, il n’est pas rare que des patients prennent de l’insuline périmée ou se privent de nourriture pour contrôler leur taux de glycémie. Il y a même des patients qui se sont délibérément laissé glisser dans une acidocétose – une acidification du sang qui peut être fatale – pour obtenir de l’insuline d’urgence. « Si la situation est moins dramatique en Belgique, une bouteille de 10 ml d’Humalog ne coûte ici que 25 euros, cela ne signifie pas que nous n’ayons rien à gagner d’un protocole ouvert « , précise Poncelet de ReaGent dans De Morgen. « Le traitement du diabète – y compris le remboursement, par exemple, des pompes à insuline, des parcours de soins et des chaussures spécialisées – coûte des centaines de millions chaque année. En sachant que notre pays dépense environ 160 millions d’euros par an en médicaments contre le diabète, cela représente environ 4 % du budget total des dépenses en médicaments. « Si les coûts de production de l’insuline par flacon de 10 ml sont de l’ordre de 10 euros, la marge bénéficiaire est estimée ici à environ 50 à 80%. De quoi économiser des millions par an. Or ce montant est payé aujourd’hui par l’État belge ».

Des milliards de dollars économisés et un nombre incalculable de vies sauvées

« À l’échelle internationale, l’économie pourrait s’élever à de milliards de dollars « , dit encore M. Poncelet. De quoi motiver les troupes partout dans le monde. Dès son lancement en 2015, Open Insulin va d’ailleurs susciter un engouement international puisque des scientifiques du monde entier se sont joints au projet et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) va s’intéresser au projet.

Plusieurs biohackers, dont ceux de ReaGent vont dès lors chercher à établir un  » protocole  » de production d’insuline librement disponible. L’idée est de créer une sorte de manuel que les fabricants de médicaments génériques du monde entier pourraient utiliser pour produire de l’insuline.

« L’insuline peut être produite par deux voies biologiques : une bactérie et un type de levure « , explique Poncelet dans De Morgen. « C’est aussi un médicament incroyablement complexe. Il n’est donc pas du tout certain que les biohackers parviennent à élaborer le protocole de production ». Sans parler des tests cliniques humains qui coûtent des dizaines de millions d’euros et peuvent prendre des années. « En ce moment, nous sommes en train de tracer le code génétique qui nous permettra d’isoler l’insuline. Une fois cette recherche terminée, nous testerons notre insuline dans des organismes complexes, d’abord dans des bols, puis sur des animaux. Jusqu’à présent, nous avons à Gand surtout vérifié si les résultats des autres laboratoires se vérifiaient. En parallèle, nous effectuons également un travail stratégique en cherchant de quelle manière on pourra produire l’insuline une fois le protocole établi », dit encore Poncelet.

Biohackers: à la recherche de l'insuline pour tous
© iStok

La production d’insuline est en effet très délicate et nécessite des infrastructures spécifiques. Le produit a aussi besoin d’être maintenu et transporté dans un environnement réfrigéré. Des conditions pas toujours possibles dans des pays moins développés. Ces marchés ne présentent aucun intérêt pour les fabricants de médicaments, de sorte que leur approvisionnement en insuline est souvent défaillant ou n’est tout simplement pas organisé. Permettre à ces régions de produire leur propre insuline permettrait aussi de faire disparaître cette dépendance vis-à-vis des fournisseurs étrangers.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire