Un des enjeux de la gestion des crises sanitaires est de capter l'alerte de terrain et de ne pas la laisser se perdre dans les méandres de la circulation des informations, explique l'infectiologue Anne-Claude Crémieux. © BELGAIMAGE

Anne-Claude Crémieux, infectiologue: « Minimiser pour rassurer rompt la confiance avec le citoyen »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Six ans après les crises sanitaires du Sras et de la canicule en 2003, la praticienne française publiait le livre Gouverner l’imprévisible dans l’espoir d’améliorer la prévention. La gestion de l’épidémie de Covid-19 l’inquiète: sur la méthode et la communication, on n’a pas beaucoup appris de nos erreurs passées.

En quoi le virus Sras-CoV-2 diffère-t-il des précédents et que doit-on encore apprendre de lui ?

Il diffère surtout du Sras à l’origine d’une première crise sanitaire en 2003 par sa capacité à provoquer un éventail très important de formes cliniques, qui vont du type asymptomatique ( NDLR : pas de symptômes), paucisymptomatique ( NDLR : peu de symptômes), jusqu’à des formes très sévères. Cette particularité explique la difficulté à contrôler le virus et sa diffusion avec les méthodes que l’on avait utilisées pour le Sras qui, lui, causait des pneumonies très sévères, permettant une identification rapide de l’infection. Avec ce coronavirus, les gens ne viennent pas nécessairement consulter leur médecin, continuent à entretenir des liens sociaux et sont donc susceptibles de participer à une chaîne de contamination qui ne pourra pas être repérée.

La réponse de santé publique prévue s’est-elle avérée inadaptée en raison des particularités de ce coronavirus ?

Effectivement, la réponse a été complètement inadaptée, d’où son échec dans différents pays. Les seuls qui ont réussi à contenir la diffusion sont ceux qui ont énormément testé pour découvrir toutes les formes très peu symptomatiques de la maladie et qui, à partir des personnes diagnostiquées, ont remonté très rapidement les chaînes de contamination pour parvenir à identifier toutes les personnes infectées. C’est la stratégie qui a été appliquée en Corée du Sud.

Croire qu’un discours de vérité provoque la panique est une fausse idée.

Vous expliquiez dans Gouverner l’imprévisible (1) que  » toute la culture administrative tend à faire entrer les signaux avant-coureurs d’une épidémie dans des cases préexistantes et rassurantes « . Comment un scientifique peut-il être réceptif à l’inconnu et s’y préparer ?

Le discours, au début de cette épidémie, a consisté à dire que ce n’était pas plus grave qu’une grippe. On minimise ; c’est une façon de se rassurer. Voilà une première caractéristique de notre attitude face aux crises : la tendance naturelle à chercher à se rassurer. Une deuxième est de se référer à quelque chose de connu, en l’occurrence les mêmes méthodes que celles utilisées pour lutter contre le Sras de 2003. On se persuade qu’on dispose des armes pour contrôler et combattre le virus. Or, cela s’est révélé faux parce que ce coronavirus est différent. Cette erreur explique le retard qu’on a mis à comprendre que ce virus avait déjà circulé dans différents pays. Cette fois-ci encore, on a eu le réflexe d’appliquer un cadre de réponse connu sans vouloir accepter une réalité que les publications scientifiques chinoises avaient pourtant déjà pointée, à savoir la possibilité des formes asymptomatiques de la maladie.

L’inclination naturelle à vouloir rassurer, les politiques y succombent aussi. Comment dire des choses graves sans instiller un sentiment de panique au sein de la population ?

La panique provoquée par un discours de vérité est une fausse idée. C’est le sentiment que les autorités ne disent pas tout, masquent des faits qui déclenchent la panique. Que les politiques acceptent de dire, avec humilité, qu’ils ne savent pas est une attitude perçue comme beaucoup plus rassurante par le public que de minimiser pour rassurer. La minimisation sera un facteur de rupture de confiance et handicapera la gestion de la crise. Lors de cette crise relativement longue, les dirigeants politiques ont appris au fur et à mesure de ses développements. Le discours a changé. En France, aux déclarations rassurantes jusqu’à être imprudentes du début – le ministre de la Santé Olivier Véran a affirmé par exemple que le virus ne circulait pas – a succédé un propos beaucoup plus prudent, notamment lors de la présentation, le mardi 28 avril, du plan de déconfinement par le Premier ministre Edouard Philippe. Il a bien précisé qu’il pourrait être modifié en raison des incertitudes qui demeuraient. Ce discours a été beaucoup mieux reçu que les précédents qui étaient accueillis par des  » on nous a menti « , qui coûtent cher en matière de confiance.

La question des masques n’est-elle pas emblématique d’une gestion chaotique ? Au début, on minimise leur intérêt parce qu’on n’en a pas assez. Et puis, ils deviennent un élément indispensable du déconfinement…

La question des masques est intéressante parce qu’elle reflète la difficulté à communiquer. L’Etat français, pas forcément les dirigeants actuels, a été négligent parce qu’il n’avait pas prévu assez de masques pour le personnel de santé. Ce fut la même chose en Belgique, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis. Et les politiques ne pouvaient pas s’abriter derrière une modification des recommandations : pour le personnel de santé, les masques filtrants et chirurgicaux sont indispensables. En revanche, la doctrine a bien changé à propos des masques pour la population. Dans un premier temps, les recommandations sanitaires stipulaient que les personnes symptomatiques uniquement devaient porter des masques pour éviter de transmettre le virus à d’autres personnes en vertu du fait supposé qu’elles étaient les seules contagieuses. La découverte de la transmission du virus par des personnes très peu symptomatiques ou asymptomatiques a modifié les recommandations des autorités sanitaires et donc l’attitude des politiques.

Anne-Claude Crémieux, infectiologue:
© DR

Dans votre livre, vous dressez un parallèle avec la prévention des guerres et des actes terroristes. Nos sociétés seraient-elles prêtes à supporter le coût de la prévention des épidémies ?

A chaque crise sanitaire, on s’aperçoit qu’il n’y a absolument pas de capitalisation du passé, du savoir et de la gestion. C’est incroyablement frappant. Les mêmes erreurs se reproduisent et on a le sentiment que les politiques n’ont rien appris – on peut le comprendre parce qu’ils changent – mais aussi que la structure professionnelle intermédiaire censée aider les politiques, elle non plus, n’a rien appris. Un exemple. Comme lors de la crise de la canicule en 2003, on a assisté en France à la même dissociation entre une agence de santé publique chargée de mesurer le risque et ceux qui sont censés aller éteindre l’incendie. Le même sentiment prévaut à propos du déconfinement. Le Premier ministre Edouard Philippe a évoqué la mise en place des brigades pour identifier et briser les chaînes de contamination. Or, une semaine avant le déconfinement ( NDLR : fixé au 11 mai dans l’Hexagone), elles n’étaient pas prêtes et devaient encore être formées. On est face à un problème de dilution des responsabilités. Je pense qu’après cette crise, il faudra se reposer la question de l’organisation de la réponse à une crise sanitaire que l’on n’a pas encore trouvée.

On a eu le réflexe d’appliquer un cadre de réponse connu sans vouloir accepter une réalité autre.

En quoi les  » remontées du terrain  » sont-elles importantes dans la gestion des crises sanitaires ?

Dans chaque crise, on observe qu’il y a toujours une alerte du terrain bien plus précoce que l’officielle. Un des grands enjeux est d’arriver à la capter et de ne pas la laisser se perdre dans les méandres de la circulation des informations entre le terrain et l’administration. Des progrès ont été réalisés ; des dispositifs ont été mis en place. En Chine aussi, la crise actuelle a été décelée plus rapidement parce qu’après celle du Sras, un système de détection des cas groupés d’infections respiratoires sévères a été installé. Certes, on n’a pas encore la connaissance complète de ce qui s’est réellement passé. Une certaine opacité demeure. Malgré tout, on peut constater que l’alerte a été donnée beaucoup plus rapidement qu’avec le Sras lorsqu’il avait fallu attendre trois mois pour que les événements sur place soient relayés. Bien sûr, après une détection, beaucoup de freins peuvent encore retarder la réponse.

Quelle doit être la place des scientifiques par rapport aux politiques ?

Les crises sanitaires imposent de devoir gérer l’imprévisible. Par conséquent, le politique ne peut pas s’abriter derrière les connaissances scientifiques. Les scientifiques et les politiques doivent réussir à garder un positionnement lié à leurs responsabilités. C’est ainsi qu’ils peuvent le mieux interagir.

N’est-il pas erroné d’opposer les préoccupations de santé publique et les intérêts économiques dans le cadre d’un déconfinement ? Les unes et les autres ne sont-ils pas liés ?

Les décisions à prendre sont multifactorielles. Elles impliquent la santé publique, l’économie, la capacité de la population à supporter le confinement… Ces facteurs ne doivent pas s’opposer mais composer la décision. C’est pour cela qu’au bout du compte, c’est forcément les politiques qui jugent et qui décident.

Quel serait votre modèle idéal de prévention des crises sanitaires ?

Ce qui s’est fait en Corée du Sud a l’air jusqu’à présent d’avoir marché. Réussir à identifier les personnes infectées et leurs contacts a permis de limiter le confinement aux chaînes de contamination. C’est moins douloureux sur le plan sociétal et économique que de confiner toute une population. Il est certain qu’on aurait envie de suivre ce modèle dans la phase du déconfinement pour éviter de devoir reconfiner. Mais cette méthode suppose une culture qui n’est pas encore la nôtre. Sera-t-on capable de l’acquérir ? Pour l’instant, rien n’est moins sûr. Mais, peut-être cette crise-ci, qui a fait et fera plus de victimes que le Sras, permettra-t-elle de nous préparer de façon plus performante pour la prochaine.

(1) Gouverner l’imprévisible, par Anne-Claude Crémieux, Lavoisier, 2009, 112 p.

Bio express

1955 : Naissance le 17 janvier à Boulogne-Billancourt, à l’ouest de Paris.

1981 : Interne à l’hôpital Bichat, à Paris.

1995 :Créatrice du Centre de dépistage, information et prévention VIH – MST – Hépatites.

2003-2005 : Conseillère au ministère français de la Santé.

2009 : Publie Gouverner l’imprévisible. Pandémie grippale, SRAS, crises sanitaires (Lavoisier, 112 p.).

2016 : Professeur des universités à l’université Paris VII, praticienne hospitalière au service des maladies infectieuses de l’hôpital Saint-Louis, à Paris.

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