© DR

Réseaux sociaux: génération moi moi moi

Le Vif

Signe d’un narcissisme décomplexé ? Joyeuse affirmation de soi ? Outil de com’ incontournable ? Les autoportraits réalisés par smartphone sont omniprésents sur la Toile. Et ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle.

Comme beaucoup, Fabien, 21 ans, aime bien la photographie. Et, comme beaucoup de jeunes citadins, il passe chaque jour devant une cabine Photomaton sans la voir. Longtemps, le bonheur de se tirer le portrait est passé par le rituel du tabouret qui couine et du monnayeur capricieux. Au bout d’interminables minutes, les images surgissaient, mal cadrées, collantes, assez moches, à dire vrai, mais souvent drôles et spontanées. Tout le contraire du « selfie », cet autoportrait au décoiffé minutieusement travaillé, réalisé à bout de bras avec un smartphone puis bombardé sur les réseaux sociaux. Fabien s’est pris au jeu il y a trois ans. Depuis, il alimente chaque jour son compte Instagram : « C’est devenu un réflexe, presque une addiction. Je trouve le procédé ludique, créatif, un peu exhibo, certes, mais indispensable pour mon métier », explique le jeune homme, qui démarre une carrière de musicien. Sur les 1 128 clichés réunis par Fabien sur le site de partage, près de la moitié le représentent seul. Ce qui, le jeune homme en convient lui-même, fait beaucoup.

Commençons par quelques repères sémantiques, pour ceux qui dérivent sans GPS dans la galaxie 2.0. Le terme « selfie » (de l’anglais self, « soi ») apparaît pour la première fois en 2004 sur des sites comme Flickr ou Myspace, avant d’être théorisé, un an plus tard, par un certain Jim Krause, dans un manuel pratique de photographie. « Si vous appréciez le genre de l’autoportrait, si vous aimez jouer sans craindre de perdre en partie le contrôle artistique, alors l’appareil numérique est un allié parfait. Appuyez sur le bouton : conservez dans votre disque dur les meilleurs clichés, débarrassez-vous des mauvais, afin de laisser la place à de nouvelles tentatives », conseille Krause à ses lecteurs. Les stars, les premières, flairent l’aubaine promotionnelle : quel délice, entre deux virées en jet privé, de prouver à ses millions de fans que l’on mène une vie normale, tout en gardant le contrôle absolu de son image ! D’autres personnalités suivent, comme le top britannique Cara Delevingne, reine du « selfie » mutin et autoparodique. L’engouement se globalise subitement en 2010 avec le triomphe commercial de l’iPhone 4 et de sa petite caméra frontale.

Depuis, l’infini est numériquement possible et le « selfie », partout. La chanteuse anglaise Jessie J. se casse un ongle ? Justin Bieber met du gel ? Rihanna porte un slip kangourou ? Clic ! Michelle Obama et même le pape François se sont prêtés au jeu (dans des versions, heureusement, plus soft que celles de leurs camarades du showbiz). Le « selfie » figure désormais dans les pages de l’élégant Oxford English Dictionary. Il s’impose aussi comme une indispensable carte de visite dans l’univers de la mode, où le personal branding, cette façon de se vendre soi-même comme une marque ou un produit, est érigé en vertu cardinale. Pour preuve, le concours organisé par l’agence Next, en juillet dernier. Les tops en herbe étaient invités à mettre en ligne leur meilleur « selfie ». A la clé, un shooting photo et un contrat tout sauf virtuel avec l’agence new-yorkaise.

Sur Instagram, déjà plus de 23 millions de clichés !

Pour prendre véritablement la mesure du phénomène, il convient de se promener sur la Toile. Instagram (150 millions d’utilisateurs actifs tous les mois) compte, à lui seul, plus de 23 millions de photos assorties des hashtags « #selfie » et jusqu’à 70 millions de « #me ». Echevelé, glamour, bourré, déshabillé, voire très déshabillé, toutes les variantes existent. Une immense majorité de clichés expose des anonymes « surpris » dans l’intimité de leur salle de bains ou de leur chambre à coucher (très populaire, le look jeté de lit), moue aguicheuse pour elle – la fameuse « duck face » -, torse imberbe pour lui. Certains « selfies » témoignent d’une réelle audace artistique, comme celui réalisé en apesanteur par l’astronaute japonais Aki Hoshide : une merveille de poésie. D’autres donnent carrément la nausée, comme ce jeune crétin, posant, pouce levé, à l’entrée du mémorial de la Shoah de Berlin. Pourquoi pas « Yo ! » en légende, tant qu’on y est.

Faut-il s’inquiéter d’une telle fièvre ? Depuis l’Egypte ancienne jusqu’à Lucian Freud et Andy Warhol, le genre de l’autoportrait a traversé toutes les civilisations. Mais comment ne pas voir dans cet ego trip planétaire le miroir d’une société gavée d’elle-même et oublieuse de toute forme de pudeur ? « Dans un monde devenu complexe, chacun se sent obligé de multiplier les empreintes pour se sentir exister. Cette inflation narcissique, sans être tragique, impose le règne de ceux qui se considèrent les meilleurs. Au risque d’écraser les plus discrets et les plus fragiles », regrette le psychanalyste Gérard Bonnet, auteur de La Tyrannie du paraître (Eyrolles). Un signe : sur les lignes téléphoniques de Fil Santé Jeunes, un service d’écoute anonyme français auquel le psychanalyste collabore régulièrement, les questions des adolescents portent désormais autant sur l’image qu’ils renvoient d’eux-mêmes que sur la sexualité.

En mai dernier, le magazine Time a consacré sa Une à celle qu’il surnomme la « génération moi moi moi », en référence à la « génération moi » des baby-boomeurs. Les troubles de la personnalité narcissique sont trois fois plus élevés chez les jeunes de 20 ans que chez les plus de 65 ans, s’alarme, en préambule, l’hebdomadaire américain, citant une étude des National Institutes of Health. Suit un portrait à la fois tendre et vachard d’une jeunesse jugée très sûre d’elle, obsédée par la célébrité et tire-au-flanc, mais aussi sympathique, ingénieuse et rétive à toute forme de hiérarchie. « La révolution de l’information a donné aux individus le pouvoir technologique de défier les plus puissantes organisations : les hackers contre les grands groupes, les blogueurs contre les journaux, les terroristes contre les Etats-nations, les réalisateurs de films diffusés sur YouTube contre les grands studios. […] Les millenials n’ont pas besoin de nous. C’est pour cela qu’ils nous font peur », soutient l’article, qui conclut avec allégresse : « Les millenials vont tous nous sauver. »

Lorraine d’Huart, auteur de Dix Idées pour votre ado (Payot), n’est pas américaine. Mais elle partage ce positivisme à l’égard de la génération « ultraconnectée » : « Leurs parents sont accros au travail et à leur tablette. La société leur répète du matin au soir qu’il faut savoir se vendre. Pourquoi les jeunes ne seraient-ils pas en phase avec leur époque ? Ils sont nés avec le téléphone portable. Mais, quand on s’intéresse à leurs projets, ils savent très bien l’éteindre. » Pour ce coach spécialisé dans la jeunesse, le triomphe des « selfies » signe moins le culte du moi que celui de l’instantanéité et du partage. « Ici, l’affirmation de soi est trop vite jugée comme une preuve d’arrogance. Un grand nombre d’adolescents sont mal dans leur peau. L’autoportrait peut nourrir l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes, à condition qu’il soit pratiqué sans excès. »

Fabien, notre « selfie-maniaque », l’affirme : rien de tel qu’une photo réussie pour oublier un matin chagrin. « Cela booste la confiance. On peut être très réservé dans la vie et un peu exhibo sur le Net », dit le jeune homme, qui s’interdit de révéler davantage que son visage et son torse. Ses parents n’y trouvent – presque – rien à redire. Lorsqu’ils ont découvert sa bobine par centaines sur Instagram, ils l’ont simplement invité à varier les mimiques.

Géraldine Catalano

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire