Au Créahm, les arts plastiques permettent aux créateurs de s'exprimer plus que par la parole. © Gaëtan Lino

(Z+ Le Vif) Créahm: quand des artistes porteurs d’un handicap mental posent un regard unique sur la création artistique

Le Vif

Parfois thérapeutiques, toujours libératrices, leurs oeuvres séduisent le public et le milieu de l’art. Reportage à Bruxelles et à Liège.

Pénétrer dans l’antre de Pascal Tassini se mérite. Il s’agit d’abord de se soumettre à une visite médicale rigoureuse, effectuée par l’artiste lui-même, qui enfile pour l’occasion la blouse blanche du docteur Tassini et prend le pouls des curieux. Mise en scène publicitaire, excentricité artistique ? Au contraire, Pascal Tassini n’est pas dans le paraître, c’est un créateur textile dont l’oeuvre complexe et colorée s’expose aux quatre coins du monde de l’art, mais aussi un artiste porteur d’un handicap mental. Comme tous ceux qui poussent la porte du Créahm Liège, où la cabane en tissu de Pascal occupe la place d’honneur.

Créée en 1979 par Luc Boulangé, l’asbl, installée quai Saint-Léonard a comme objectif de faire valoir le droit des personnes handicapées mentales à la culture, et valoriser leurs créations pour qu’elles soient reconnues à l’extérieur comme des artistes à part entière. Aujourd’hui à sa tête, Cécile Schumacher en parle avec un enthousiasme communicatif.  » On s’amuse beaucoup au Créahm, les gens que nous accueillons sont très à l’aise. Grâce à la dynamique de valorisation, il y a beaucoup de sourires et de rires, l’ambiance est très positive.  » En tout, une cinquantaine d’artistes fréquentent le centre, à raison de vingt-cinq personnes accueillies par jour.

Souvent, les participants sont amenés par leurs proches ou aiguillés par des enseignants spécialisés mais très vite, ils se rendent seuls aux ateliers.  » Ils ont envie d’être autonomes, donc nous leur apprenons à circuler par leurs propres moyens, en leur montrant le chemin de la maison au centre. Qu’il s’agisse de leur apprendre à prendre le bus, à lire ou à lire l’heure, nous avons une équipe éducative en place, mais ces apprentissages sont donnés uniquement à la demande de chacun d’eux. C’est une boucle positive qui fonctionne très bien, tout est basé sur la motivation.

Du côté de l’antenne bruxelloise,  » une entité séparée mais qui partage la même philosophie  » qu’à Liège, selon sa directrice, Françoise Dal, on souligne également l’importance de l’implication des artistes.  » Quand la personne vient pour la première fois, un moment d’accueil est prévu et on voit si elle a l’envie de développer des expériences et d’y consacrer du temps. On exige une certaine régularité et un engagement, parce que notre travail ne peut se faire qu’avec une personne impliquée.  »

Cette exigence ne se limite pas aux artistes mais aussi au processus de sélection de leurs opus. Car contrairement aux oeuvres cathartiques réalisées dans le cadre de l’art-thérapie et maintenues à l’abri des regards au Créahm, on s’expose, et les artistes en redemandent. D’ailleurs, Françoise Dal rechigne à parler de thérapie.

(Z+ Le Vif) Créahm: quand des artistes porteurs d'un handicap mental posent un regard unique sur la création artistique
© Gaëtan Lino

Expression libérée

 » On emploie peu le terme « thérapeutique », et encore moins « handicap », on préfère parler simplement de création. Les moyens mis à la disposition des artistes qui fréquentent le Créahm leur permettent de s’exprimer beaucoup plus librement qu’avec la parole, mais on veut qu’il y ait un échange d’égal à égal entre eux et les artistes extérieurs qui viennent donner des cours ou effectuer des résidences, rappelle Françoise Dal. Les artistes exercent avant tout un rôle d’interrogation sur le fonctionnement de la société, et ça se passe aussi avec ceux du Créahm.  »

Et quels artistes : Pascal Tassini, bien sûr, dont les oeuvres en tissu s’exposent notamment à Paris, dans la galerie de Christian Berst, mais aussi les Mad’s City Rockers, un groupe de loubards du Créahm Liège, fans de Grease, qui rappellent avec leurs vestes rebrodées et leurs poses gentiment provocantes pour la caméra que le punk est une attitude, et qu’elle a encore de beaux jours devant elle.  » De manière générale, les artistes évoluent énormément quand ils arrivent au Créahm, se réjouit Cécile Schumacher, ils découvrent une liberté d’expression.  »

Au-delà de la possibilité de s’exprimer autrement, le centre offre également aux personnes porteuses de handicap la possibilité de nouer des liens.  » Ce sont des gens très sociables, la dimension d’amitié et de couple est extrêmement importante pour eux, ils ont besoin d’avoir des relations, et ils trouvent cette opportunité au Créahm. Ils apprennent beaucoup avec le vivre-ensemble et cela les épanouit.  »

Résultat : ici, les places sont chères. D’abord, parce qu’ainsi que le regrette Cécile, de manière générale, les institutions dédiées aux personnes porteuses de handicap sont encore trop rares en Belgique, mais aussi parce que  » chez nous, les artistes sont les acteurs principaux de leur projet, on les autonomise, et beaucoup de familles espèrent ça pour leurs proches « . Pour en profiter, il faut compter neuf euros la journée, douze avec un repas de midi en prime,  » très abordable même avec les pensions de remplacement « , relève Cécile Schumacher.

La cabane en tissu de Pascal Tassini, créateur textile.
La cabane en tissu de Pascal Tassini, créateur textile.© Gaëtan Lino

Reconnaissance nécessaire

Tant à Liège qu’à Bruxelles, le Créahm fonctionne grâce à des financements publics, notamment de la part de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de la Cocof. Une double bénédiction, pour Cécile Schumacher :  » Cela nous force à multiplier les initiatives, on a une programmation très chargée.  » Notamment en expositions, tant Cécile que Françoise s’accordant sur l’importance de celles-ci et de la reconnaissance du travail de ces artistes d’un genre différent.  » Les expos sont des moments très joyeux où on note un fort climat d’attention et d’autonomisation, les artistes exposés viennent nous chercher pour nous montrer leurs oeuvres, ils sont très fiers « , sourit Françoise Dal, qui confie  » une certaine exigence par rapport à la diffusion : on est particulièrement attentifs aux oeuvres qu’on expose, parce qu’elles apportent une reconnaissance nécessaire à leurs auteurs. C’est capital parce que cela ne promeut pas seulement leur travail, cela contribue aussi à les reconnaître comme des artistes à part entière.  »

A Liège, le Créahm organise régulièrement des déstockages et le dernier, organisé en décembre 2019, a rencontré un succès de foule sans précédent.  » C’était incroyable, les gens faisaient la file à l’extérieur pour entrer, on a vendu 500 oeuvres en quatre heures, on ne s’attendait pas du tout à ça « , déclare Cécile Schumacher. Qui explique cet engouement par la vision fondamentalement singulière de  » leurs  » artistes.  » Les amateurs d’art sont toujours attirés par le symbolisme. Or, ici, les personnes porteuses de handicap représentent les choses d’une manière qui leur est propre. Par exemple, on va trouver un second visage dessiné dans un premier visage, pour symboliser le fait que l’artiste voit une autre personne dans son modèle.  »

Les artistes du Créahm créent sans prétention artistique, dans la mouvance de l'art brut.
Les artistes du Créahm créent sans prétention artistique, dans la mouvance de l’art brut.© HATIM KAGHAT

Une différence revendiquée

Autre attrait de ces ventes, le prix :  » Les oeuvres sont proposées entre 20 et 150 euros, ce qui est très abordable. C’est ancré dans notre politique.  » Et entre ces ventes publiques et l’intérêt des galeristes, qui n’hésitent pas à exposer les oeuvres de l’un ou l’autre artiste du Créahm, comment se règle la question de la rémunération ? Si à Bruxelles, on préfère ne pas s’étendre sur le pourcentage mis en place, à Liège, pas de langue de bois :  » On part du principe que l’oeuvre créée est la propriété de son auteur, mais qu’elle a aussi été réalisée parce qu’un contexte était mis en place, ce qui implique de payer l’animateur, l’électricité, le lieu… Une partie du montant versé revient à la personne, et l’autre au Créahm, et cela varie entre moitié-moitié et un tiers-deux tiers selon le matériel et le canal utilisé : si on passe par une galerie, par exemple, elle va toucher une commission qu’il faudra prendre en compte dans le calcul final.  »

Un calcul qui importe finalement peu aux principaux intéressés :  » Pour eux, ce qui compte c’est d’être exposés. Ils adorent quand des gens viennent les voir, tandis que des sous, cela leur parle moins parce qu’ils n’ont pas forcément la valeur de l’argent « , précise Cécile Schumacher, qui reconnaît toutefois qu’en décembre dernier,  » il y avait trop de monde pour que les artistes se sentent vraiment valorisés, ils étaient un peu perdus, et nous aussi.  »

Alors que la notion même de  » handicap  » est remise en question, et qu’il est aujourd’hui recommandé de parler de  » personnes porteuses de handicap « , voire, comme au Québec, de ne plus y faire référence du tout, au Créahm Wallonie, on revendique fièrement cette différence.  » On nous dit souvent qu’on en parle très librement, et c’est vrai, signale Cécile, mais c’est parce que nos artistes n’ont pas de problème à l’évoquer, donc nous non plus. Les différences font notre richesse.  » D’ailleurs, ainsi que l’un d’entre eux l’a si joliment dit,  » moi je suis un handicapé, mais je suis un handicapé normal « .

Par Kathleen Wuyard.

Au plus profond des maux

(Z+ Le Vif) Créahm: quand des artistes porteurs d'un handicap mental posent un regard unique sur la création artistique
© HATIM KAGHAT

Et si, en exprimant des maux autrement que par les mots, l’art-thérapie permettait de se libérer de nos traumatismes ? Psychologue clinicienne et art-thérapeute reconnue, Caty Dethy en est convaincue. Pour elle, la pratique de l’art comme thérapie a été une révélation qu’elle a d’abord expérimentée avant de la tester sur ses patients. Cette psychologue clinicienne diplômée de l’UCLouvain révèle comment, alors qu’elle suivait une psychanalyse, elle ne parvenait pas à extérioriser une colère enfouie. Jusqu’au jour où elle s’essaie à l’art thérapie :  » J’ai déchiré ma feuille, tapé avec mon pastel, la colère est sortie et s’est exprimée grâce à la création, de manière non dangereuse.  »

Parce qu’il n’est pas toujours possible de mettre des mots sur des maux, ainsi que le souligne Caty Dethy, qui a consacré un livre à la question : L’art-thérapie et l’EFT pour améliorer votre vie (éd. Quintessence, 2016).  » L’art-thérapie ne poursuit aucun objectif esthétique, on recherche l’expression d’émotions à travers des formes et des couleurs, et ça va aider les personnes qui n’arrivent pas à mettre des mots sur les émotions, des enfants bien sûr, mais aussi des adultes qui ne parviennent pas à s’exprimer sur leur vécu.  »

(Z+ Le Vif) Créahm: quand des artistes porteurs d'un handicap mental posent un regard unique sur la création artistique

Parce que ces oeuvres touchent aux fissures intimes, pas question de les exposer : elles restent confinées au cabinet de Caty Dethy, qui les rend à ses patients en fin de cursus seulement, avec la possibilité pour eux de les garder ou de les détruire. Et si, à l’heure actuelle, l’art-thérapie n’est pas encore reconnue en Belgique, et donc ni remboursée pour les patients, ni réglementée pour les praticiens, Caty Dethy appelle au changement.  » L’art-thérapie est très puissante, donc c’est potentiellement dangereux si le thérapeute n’est pas bien formé, car il ne saura pas bien accompagner la personne ou gérer si elle fait une crise de larmes ou d’angoisse.  » Autre avantage d’une reconnaissance de la profession : offrir des alternatives.  » Je suis convaincue que ce serait mieux de commencer par l’art-thérapie avant de donner des médicaments.  »

Un marché en pleine croissance

Si les artistes du Créahm créent sans prétentions artistiques, ils s’inscrivent toutefois dans la mouvance de l’art brut, défini par Dubuffet comme la production de  » personnes exemptes de culture artistique « , et particulièrement en vogue en ce moment chez les collectionneurs. La raison selon Yoko Uhoda, propriétaire des galeries éponymes à Liège et à Knokke ?  » Ce sont des artistes qui explorent des pistes inattendues, ils ont une manière différente de partager leurs émotions, avec une grande franchise, sans posture.  » Et le marché en redemande :  » Il y a désormais des foires spécialisées dans l’art brut, les collectionneurs sont toujours en quête de nouveauté. Or, cette mouvance offre une opportunité beaucoup plus grande de « dénicher » de nouveaux artistes que dans d’autres mouvements.  » Avec les dérives que cela entraîne :  » C’est délicat, parce que les créateurs d’art brut créent pour créer, ils ne demandent pas à être dans le marché, et on les place dedans.  »

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