© Antonin Weber

Ne jamais se précipiter sur la fausse bonne idée: portrait de Benoît Ceysens (Ferme Nos Pilifs)

Arrivé par hasard dans le secteur de l’aide aux personnes souffrant de handicap, le directeur de la Ferme Nos Pilifs, à Neder-Over-Heembeek, a fait de leur inclusion au sein de la société le combat d’une vie.

On dit de lui qu’il met « au centre du jeu des gens qui ne sont au centre de rien ». Lui, c’est Benoît Ceysens, 63 ans, directeur de La Ferme Nos Pilifs, à Neder-Over-Heembeek, qui s’emploie à mettre au travail des personnes en situation de handicap physique ou mental. Les Pilifs ont ceci de particulier qu’ils ne fonctionnent pas comme une asbl traditionnelle mais comme une vraie entreprise, subsidiée certes, mais financée à 55% par les profits qu’elle engendre. Grâce à leurs activités, et à la pugnacité de leur directeur, 145 personnes en situation de handicap y sont employées, ainsi que 55 « valides » qui les encadrent. Leurs activités? Rien à voir avec la manutention ou le conditionnement proposé dans d’autres entreprises de travail adapté (ETA). Ici, on crée et on entretient des jardins de manière écologique, on intervient sur chantier, on fabrique des objets en bois mais aussi des biscuits. A cela s’ajoutent une boulangerie bio, un restaurant, une épicerie et une écojardinerie de 600 mètres carrés qui ont été financés en partie par l’émission d’obligations auprès du public – 430 000 euros, contre 300 000 visés au départ. Tout cela sans oublier les animaux, les champs, la pépinière, les potagers ou encore les ateliers pédagogiques d’initiation à la biodiversité.

A l’origine de ce projet particulièrement ambitieux, on trouve Nelly Filipson. Après trente et une années de combat à ses côtés, et bien qu’elle soit décédée il y a huit ans déjà, Benoît Ceysens ne peut s’empêcher de l’appeler « Madame Filipson », mélange de respect et de crainte – « avec elle, tu ne discutais pas hein! ». Aujourd’hui, dans son bureau planté au centre de la ferme, elle-même entourée de champs, Benoît Ceysens sourit en repensant qu’au tout début, « tout ça » n’était jamais que des cultures de chicons. Pour comprendre comment le petit miracle s’est opéré, il faut remonter quelques décennies en arrière.

A l’époque, Nelly Filipson, infirmière et ergothérapeute, crée à Laeken une maison où accueillir des enfants qui, en raison de leur handicap mental, ne peuvent fréquenter l’école. Pour eux, en ce début des années 1970, aucune structure n’existe réellement. Mais le projet ne s’apparente en aucune manière à une garderie pour soulager les parents, que du contraire. Entre la kiné, la logopédie et les séances de psychomotricité, ici on travaille dur et le but est clair: l’apprentissage à la vie en société.

Son mantra: « Si la juxtaposition des couleurs fait vibrer la lumière, la juxtaposition des cultures fait vibrer la vie.

« Peï, ton projet me plaît »

Dix ans plus tard, dans une autre commune de Bruxelles, Benoît Ceysens a 23 ans. Un peu rebelle côté jardin, il est côté cour professeur de géographie, sans ambition particulière sauf celle de ne pas passer sa vie à enseigner les capitales d’Europe et du monde à des élèves. Arrive alors la convocation pour le service militaire et ça « il n’en était pas question ». Benoît devient objecteur de conscience et, par hasard, son service civil l’amène à débarquer chez Madame Filipson. Le tandem fonctionne ; ensemble, ils développent de nouvelles activités au fur et à mesure que les enfants grandissent. Quinze mois plus tard, fin du service. Benoît retourne gagner sa croûte dans l’enseignement mais reste bénévole les mercredis après-midi et les week-ends. Tout ça, jusqu’au grand tournant, lorsqu’il assiste à une conférence au Village N°1 Reine Fabiola. On y explique qu’il est possible de procurer un emploi plus épanouissant aux personnes souffrant de handicap. Possible, faisable mais aussi rentable: « Un sociologue citait des exemples de culture de la terre, d’élevage de poulets et de récolte d’oeufs, soit une série d’activités à haute valeur ajoutée pour les travailleurs et qui, en outre, favorisaient les interactions avec la société. Et là, Madame Filipson se retourne et me lance: « Allez Benoît, on le fait! » »

Le jeune homme quitte son job, s’inscrit au chômage mais comme « volontaire » pour se consacrer à 100% au projet. Il perçoit une toute petite allocation, qui lui permet de vivoter. Sauf que sa copine finit par le mettre dehors et que ses parents n’ont plus de place pour lui à la maison. Il émarge alors au CPAS et trouve asile dans le grenier d’amis. La journée, il fait le tour de tout ce qui est proposé comme activités dans d’autres ETA, allant jusqu’à tester lui-même l’emballage de vis et de clous pendant un mois. « Le genre de travail qui rend fou, valide ou non, c’est inhumain de demander des choses pareilles à des gens toute leur vie », conclut-il. Bref, les poulets, les oeufs et la culture des poireaux, c’est maintenant ou jamais. Encore faut-il disposer d’un terrain.

Son plus gros risque: « Il y a vingt ans, nous étions en voyage à vélo au Kirghizistan avec un ami. Sans carte, sans gps, sous la neige pendant trois jours. J’ai paniqué et voulu continuer à avancer dans la nuit. Mon ami m’en a empêché en me disant: « Tu verras, demain quelque chose va se passer. » Et c’est vrai, on finit toujours par tomber sur quelqu’un, sur une ville ou sur une route. »

Poussé dans le dos par Madame Filipson, Benoît se retrouve un beau matin à la Ville de Bruxelles pour en quémander un. Il est dans ses petits souliers. Il est timide de nature, il a « horreur de demander » et, malgré tout, un premier échevin, c’est pas rien. Coup de bol, et ce sera le premier d’une longue série, l’échevin en question, c’est l’inénarrable Michel Demaret – surnommé « Dikke Mich » -, futur bourgmestre. Et c’est sur un tonitruant « Peï, ton projet me plaît » que Demaret s’empare du téléphone pour « qu’on leur donne le truc au Wimpelberg ». Le fonctionnaire rechigne – « la procédure, le conseil communal » – avant de se voir retoqué d’un « M’en fous! Tu fais ce que je te dis, tu lui donnes le terrain avec les maisons. » Médusé, le jeune gars ressort triomphant avec un terrain et trois maisons délabrées… mais Nelly Filipson le remballe. Il faut au moins que la commune prenne en charge la rénovation des bâtiments, ce qu’elle fera. Aujourd’hui, Benoît Ceysens confie passer sa vie à essayer d’obtenir des choses ou de l’argent. Ce n’est toujours pas dans sa nature mais « quand il s’agit du centre et du travail de ses gars« , il « sort de lui-même » pour traquer les centimes alors que dans sa vie privée, il reconnaît être le premier à se faire rouler dans la farine.

Ne jamais se précipiter sur la fausse bonne idée: portrait de Benoît Ceysens (Ferme Nos Pilifs)
© Antonin Weber

Des biscuits contre la crise

« Il n’y a rien à faire, dès le départ, on a eu une bonne étoile », insiste-t-il. Demaret, déjà, le quartier de Neder-Over-Heembeek, ensuite. « On dit souvent que les gens ne sont pas assez généreux, ou pas assez engagés, c’est faux. Le frein, c’est avant tout la peur de l’autre et de son handicap. C’est pour ça qu’on a toujours opté pour des métiers pour lesquels il y a des interactions avec les clients. La première fois ils sont étonnés, après ils reviennent et à la fin ils oublient complètement les différences. D’ailleurs, ils ne viennent pas ici pour soutenir « les gentils handicapés » mais parce qu’on est bons dans ce qu’on fait. » Et puis la chance, c’est aussi des rencontres. Ainsi d’Etienne, un architecte paysagiste, alors que la ferme en était toujours « au stade tondeuse », ou de Christophe qui, avec le lancement de la biscuiterie en 2008, permettra aux Pilifs de survivre à la débâcle financière et d’arrêter « enfin » le conditionnement de courriers publicitaires pour les entreprises. « Face à une crise, on a tendance à se « racrapoter » en attendant que ça passe. Nous, au contraire, on s’est dit « c’est le moment d’y aller ». Ces biscuits qui nous ont sortis du marasme, on en a produit cinq tonnes l’année dernière. Face à la Covid, c’est pareil: on a décidé de maintenir la construction de la nouvelle serre. Finalement, malgré les fermetures imposées et les travaux ensuite, on a réalisé notre plus belle année tellement les gens se ruaient sur les jardineries pour s’occuper. »

Sa plus grosse claque: « En absorbant une autre ETA, nous avons repris ses travailleurs, dont une personne valide. Bien plus tard, nous avons découvert qu’elle nous avait volé plus de 70 000 euros. L’échec, ce n’est pas le vol mais qu’elle n’ait pas eu suffisamment confiance pour nous dire qu’elle croulait sous les dettes. »

Le directeur est persuadé qu’à tout problème, il y a une solution mais que si elle ne se présente pas spontanément, il ne faut « jamais se précipiter sur la fausse bonne idée ». C’est son expérience, tant professionnelle que personnelle, qui l’en a convaincu. Car sur le plan privé aussi, il a dû déplacer des montagnes. Surtout comme papa ; une fille biologique et puis deux autres enfants, adoptés. Les associations « escrocs », il connaît. Idem des immenses déceptions – au moins trois ou quatre – « où, à deux doigts du but, tout s’arrête ». Enfin, il parvient à adopter Jeremy en Roumanie. Mais c’est véritablement avec Clélia que le chemin fut le plus ardu. Prévenu par des religieuses, Benoît Ceysens saute dans un avion pour le Vietnam. Arrivé sur place, le Comité populaire déclare qu’il n’y a « aucun enfant à adopter » dans le pays. Pendant deux mois, Benoît se présente pourtant chaque matin au Comité « pour entendre dire pareil », tout en écumant les maternités et les orphelinats et, finalement, trouver sa fille. Ne pouvant pas intervenir officiellement mais pour l’aider malgré tout, la femme de l’ambassadeur de Belgique le dépose un matin en voiture diplomatique ; le lendemain, il recevait les papiers de l’enfant. Pourtant, Benoît ne la serrera dans ses bras que le jour du départ, trop peur qu’une fois de plus, tout s’effondre. La veille encore, l’orphelinat lui faisait du chantage pour obtenir davantage. Il avait alors pété les plombs, jusqu’à se déshabiller devant la direction: « Vous voulez ma chemise? vous aurez aussi mon pantalon. »

Cela fait trente-sept ans que Benoît Ceysens dirige Nos Pilifs, autant d’années de combat acharné pour y créer de l’emploi, tout en misant au maximum sur l’inclusion au sein de la société. « Intégrer un handicapé parmi des « valides », c’est bénéfique pour tout le monde, cela favorise la tolérance mais aussi l’entraide. Il faut l’avoir vécu pour s’en rendre compte. » De l’extérieur, les gens pensent souvent que son job « c’est Disneyland » sauf qu’à l’entendre on a plus l’impression d’être dans Fight Club. Néanmoins, quand il entend ses copains parler de leur future pension, il leur répond qu’il ne prendra jamais la sienne. Normal, depuis ses 23 ans, il ne travaille pas.

Ses 5 dates clés

  • 1980: « J’arrive par hasard à Nos Pilifs. »
  • 1984: « La Ferme engage ses trois premiers travailleurs, sur le site du Wimpelberg. »
  • 1991: « Ma femme et moi partons un mois en Roumanie pour adopter notre fils Jérémy. Le jour de l’inauguration des nouveaux bâtiments de la Ferme, je fais l’aller-retour en avion pour être présent. »
  • 2005: « Nos Pilifs absorbe l’ETA de l’Atelier de Paris, nous passons alors de 80 à 115 employés. »
  • 2011: « Notre projet reçoit le Grand Prix des générations futures ; pour nous, c’était la consécration nationale. Cela prouvait qu’on pouvait être économiquement viable en faisant du social. »

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