© DR

Des fleurs de labo pour leurrer les abeilles

Le Vif

Des fleurs synthétiques qui attirent irrésistiblement les pollinisateurs en mal de nectar. Derrière, on peut voir la critique d’une nature ultra-artificialisée aussi bien qu’une nouvelle étape de la technologisation du vivant.

Des formes géométriques ciselées, des boursouflures percées de pics symétriques, des plis et des replis vert fluo : les créations de Thomas Pausz ne ressemblent à rien de connu. Ces artefacts synthétiques, imprimés en 3D, évoquent la vision microscopique d’un virus mutant ou d’une molécule extraterrestre. Le titre de l’oeuvre, Non-fleurs, achève de déconcerter : le vivant aurait-il un rôle dans cet étrange artifice ?  » Chacune de ces non-fleurs est unique, mais elles ont en commun un aspect sensuel, sexuel même « , observe l’artiste français. Ce n’est pas un hasard : leur design vise à séduire les syrphes, de prolifiques insectes aux allures d’abeilles qui assurent la fécondation et la reproduction des plantes en se nourrissant de pollen.

Des fleurs de labo pour leurrer les abeilles
© DR

Thomas Pausz a travaillé avec l’équipe du Centre national de sciences biologiques (NCBS) de Bangalore, en Inde, pour créer ces étonnantes pièces de résine optimisées destinées à attirer les insectes. L’objectif des scientifiques : découvrir les préférences des syrphes (une famille de mouches) et créer un leurre universel capable de les tromper. Les fleurs de labo et d’atelier de Thomas Pausz sont donc autant de variables qui leur servent de test. Est-ce la couleur, le motif, la forme, la structure, la taille, l’odeur ou une conjonction de ces critères qui attirent les syrphes ? Quels signaux les poussent à choisir une fleur plutôt qu’une autre ?  » L’un des enjeux fondamentaux de ces fleurs artificielles est la notion d’empathie : il s’agit de comprendre comment les autres espèces perçoivent le monde, pour penser et agir différemment « , explique le designer.

Penser et agir différemment : l’injonction est pressante. Plus de 40 % des pollinisateurs invertébrés sont menacés par la perte d’habitat, les changements environnementaux ou l’utilisation de pesticides, rappelait, en 2016, le Programme de l’ONU pour l’environnement. Or, près d’un tiers des surfaces cultivées dépend directement de la pollinisation par les insectes. Sans eux, certaines graines et fruits nécessaires à notre alimentation ne pourraient plus être produits.  » Connaître ce qui attire les pollinisateurs permet de comprendre comment le changement climatique et la pollution les affectent. Et savoir les attirer peut permettre de les aider à se nourrir plus efficacement… Donc, à nous aider nous-mêmes, défend Shannon Olsson, chercheuse en écologie chimique au Centre de Bangalore. Nous avons privilégié l’étude des syrphes car ils sont extrêmement prolifiques et présents sur tous les continents à l’exception de l’Antarctique.  »

L'idée ? Travailler sur des formes fractales où chaque partie d'un objet a la même structure que la totalité.
L’idée ? Travailler sur des formes fractales où chaque partie d’un objet a la même structure que la totalité.© DR

Une fleur sans forme

Isoler, sur un objet, l’un des signaux qui séduisent les syrphes : l’affaire n’est pas si simple. Elle investit les champs de la science, de l’empathie (mais comment ces petits insectes voient-ils donc le monde ? ) et rejoint les fondamentaux du design. Concevoir une fleur sans odeur est assez évident. Synthétiser une odeur est une affaire de chimistes : le labo de Bangalore en fait son affaire. Mais comment créer une fleur sans forme ? La première série de Non-fleurs de Thomas Pausz, qui a étudié les lettres et la philosophie à Paris avant d’obtenir un master en design au prestigieux Royal College of Art londonien, a été réalisée en résine en s’inspirant des premières conclusions des scientifiques. L’étude du survol des syrphes sur une multitude de fleurs a mis en évidence leur préférence pour les spécimens à plusieurs arêtes. D’où l’idée, pour le designer, de travailler sur des formes fractales où chaque partie d’un objet a la même structure que la totalité, comme on l’observe dans la nature sur un flocon de neige ou une fougère. De multiples facettes, comme autant de pièges séducteurs. Autre observation : les syrphes raffolent de l’ultraviolet. Les créations de Thomas Pausz en comptent donc plusieurs nuances, et tant pis si l’oeil humain n’est pas à même de les apprécier.

La démarche pose question. Difficile de ne pas y voir un constat d’échec, un traitement des conséquences plutôt que des causes : tant pis (trop tard ? ) pour la santé des pollinisateurs, adaptons notre environnement à leur rareté, quitte à artificialiser encore davantage le réel…  » L’idée d’une nature où les humains n’interviennent pas n’est-elle pas un mythe ?  » relativise Thomas Pausz, relevant l’ancienneté des relations interespèces entre abeilles, plantes et humains, déjà étudiées par Darwin au xixe siècle. La philosophe Ségolène Guinard, doctorante à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis et chercheuse au Labex Arts-H2H, spécialisée dans les écosystèmes pauvres, lui donne en partie raison :  » L’idée est de sortir d’une position d’innocence : nous sommes de toute façon dans une civilisation fondée sur la technologie et sur la domestication du vivant. Il s’agit donc d’assumer cet héritage mais en le questionnant, pour ouvrir d’autres voix.  » Piquée par ces Non-fleurs au parfum dystopique, elle a décidé d’apporter son grain de sel au projet, en explorant les enjeux philosophiques de ce design futuriste.

Thomas Pausz, designer et créateur de ces fleurs synthétiques.
Thomas Pausz, designer et créateur de ces fleurs synthétiques.© DR

Les inquiétantes petites pièces colorées matérialisent à ses yeux – tout en l’exagérant – le lien d’exploitation que nous entretenons avec notre environnement. Comme une illustration efficace de notre imbrication croissante avec le vivant. Ou une mise en garde contre l’illusion de solutions technologiques pour nous préserver d’une catastrophe que cette même technologie a contribué à provoquer. L’objet en lui-même, finalement, importe moins que ce qu’il dévoile. Le designer matérialise l’invisible et laisse entrevoir un futur probable, fait de possibles nouvelles relations interespèces.  » Le design est-il condamné à reproduire le contrôle et l’exploitation de l’environnement ou au contraire peut-il créer les conditions de la dé-domestication du vivant ? « , questionne la philosophe.

Thomas Pausz, lui, retournera à Bangalore en 2020. D’ici là, il débute une collaboration avec le laboratoire de design numérique d’Aalto, en Finlande, pour l’impression 3D de ses Non-fleurs dans des matériaux évolutifs. Autre piste : utiliser le pollen comme matière première, ou du moins s’inspirer de sa molécule,  » dont la structure est très belle  » confie le designer. Les syrphes en savent sûrement quelque chose.

Christelle Granja/Usbek&Rica

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire