La cécité des auxiliaires d'examen tactile a un effet désinhibiteur sur les patientes. © JUAN ARREDONDO

Ces mains qui sauvent les vies

Le Vif

En Colombie, des femmes déficientes visuelles ont été formées à pratiquer un examen tactile de la poitrine. Grâce à leur sens du toucher surdéveloppé, elles peuvent détecter d’éventuelles tumeurs plus efficacement qu’un médecin.

Pourquoi regardes-tu de travers ? Alors que le personnel médical n’ose pas dire à Leidy Garcia pourquoi elle voit de moins en moins bien, que ses parents évitent ses questions, la remarque innocente de son petit frère lui dévoile la crue vérité : à 20 ans, à la suite d’une thrombose cérébrale, la jeune Colombienne devient aveugle.  » C’est irréversible, tu ne pourras pas travailler « , lui lâche enfin un médecin. Fini les études d’ingénieure. Fini les amours, aussi : son copain la quitte, et Leidy pleure à longueur de journée, se cloître à la maison. Ce n’est qu’au bout d’un an qu’elle assume sa cécité et s’inscrit à une formation pour malvoyants. Elle apprend à utiliser un ordinateur, rencontre des aveugles qui vivent et travaillent seuls, en toute indépendance. Elle finit d’ailleurs par décrocher un emploi, et pas n’importe lequel :  » On m’a proposé de détecter le cancer du sein. Je n’en croyais pas mes oreilles : une aveugle qui travaille dans le secteur de la santé, c’est complètement fou !  »

Aujourd’hui, Leidy a 26 ans et fait partie du personnel sanitaire de l’IPS (Instituto Prestador de Salud) Melendez, à Cali, au sud-ouest de Bogota. Elle parcourt des doigts la poitrine des patientes pour détecter, au toucher, d’éventuels nodules (une grosseur anormale de forme généralement arrondie qui est palpable sous la peau), premiers symptômes du cancer du sein. Grâce à son sens du toucher surdéveloppé, et à un examen minutieux qui dure quarante-cinq minutes, la jeune malvoyante est capable de détecter des nodules plus petits qu’un gynécologue  » classique  » pourrait le faire. Les patientes sont ravies.  » Beaucoup de Colombiennes sont inhibées, on nous a toujours appris à ne pas nous regarder, ni nous toucher. Ici, on se laisse faire, comme il s’agit de femmes aveugles, on dépasse toutes ces conventions. Et on sent que Leidy a une grande familiarité avec l’examen tactile « , témoigne Dora, la patiente de cet après-midi. Leidy applique sur sa poitrine des bandes bicolores dotées d’un système d’écriture tactile à points saillants sur la surface.  » C’est un peu comme la bataille navale : les auxiliaires d’examen tactile (AET) suivent des lignes virtuelles qui leur permettent, si elles détectent un nodule, d’indiquer précisément où il se trouve « , détaille le docteur Frank Hoffman, le gynécologue allemand qui a eu l’idée, en 2010, de mettre le sens du toucher surdéveloppé des malvoyants au profit de la détection du cancer.

Plus de quarante auxiliaires tactiles travaillent aujourd’hui dans les hôpitaux allemands.  » Alors qu’un médecin « traditionnel » ne détecte en moyenne qu’une tumeur sur 1 200 examens, une examinatrice tactile en détecte entre deux et quatre sur 800 !  » s’enthousiasme Frank Hoffman. Sa méthode, baptisée Discovering Hands, permet également de  » fournir un emploi digne à des femmes, souvent exclues du marché du travail, et de casser les préjugés en transformant le handicap en capacité « , abonde Ana Mercedes Botero, directrice de l’innovation sociale de la Corporación Andina de Fomento (CAF), la banque de développement qui a souhaité transposer le projet en Colombie, et plus précisément à Cali.  » Ici, nous recensons les cancers depuis 1955. Le cancer du sein est la pathologie cancéreuse la plus répandue en Colombie avec 7 000 nouveaux cas chaque année et 2 500 décès. Les femmes colombiennes ne se font pas assez régulièrement contrôler les seins, et les plus pauvres, qui ne sont pas couvertes par la sécurité sociale, laissent écouler de nombreux mois entre le diagnostic et le traitement « , regrette le docteur Alexander Duran.

Sandra Camargo a su se rendre indispensable :
Sandra Camargo a su se rendre indispensable :  » Les médecins ont compris que nous venons en complément de leur mission. « © JUAN ARREDONDO

Une grande empathie, une meilleure communication

Les auxiliaires d’examen tactile sont formées à l’Institut pour les enfants sourds et aveugles de Cali. Pendant six mois, elles étudient l’anatomie, le système circulatoire, lymphatique et reproducteur.  » C’est un parcours très exigeant, et technique. Nous n’avons pas le droit à l’erreur lors de la pose de bandes, il nous faut être extrêmement précises. Alors on s’exerce, on s’exerce, et on s’exerce encore « , relève Francia Papamija, qui a perdu la vue à 7 ans. La Colombienne au regard vert d’eau a effectué, en hôpital, un stage d’observation de quinze jours, puis un stage pratique de trois mois. Objectif : entraîner la mémoire du toucher, et se préparer à affronter des cas graves.  » Comment avertir la patiente ? Beaucoup de femmes se mettent à pleurer, arrivent très angoissées, vous prennent dans leurs bras. Psychologiquement, c’est dur « , déclare Francia.

Les AET suivent une formation psychologique. Le docteur Hoffmann souligne leur capacité d’empathie :  » La cécité s’accompagne par un éveil des autres sens. Plus qu’un docteur conventionnel, une AET sera réceptive aux petits signaux invisibles envoyés par la patiente, du timbre de sa voix à la façon dont elle ouvre la porte ou se déplace. Cela permet une meilleure communication et de mieux adapter leur prise en charge.  » Avec Leidy, Francia, et les autres, dans l’intimité des cabinets, les patientes trouvent une rare occasion de se confier.

Dans le centre médical du sud de Cali où elle travaille, Leidy reçoit de nombreuses femmes qui ont été victimes de déplacement forcé durant les cinquante ans de conflit armé qui a ravagé le pays, avant que les accords de paix soient signés en novembre 2016. Pour elles, Leidy prend le temps et la douceur nécessaire.  » Les femmes qui viennent ici ont peu de moyens, elles enchaînent les petits boulots ingrats, les unes ont des fils drogués, les autres sont maltraitées à la maison par leur conjoint. Toutes serrent les dents, en permanence. Elles ont besoin d’amour et d’écoute avant tout, et je leur dédie autant de temps que possible. Ici, elles ouvrent les vannes et pleurent avec une telle facilité qu’on se dit que jamais personne n’a pris le temps de le faire. Je me souviens d’une femme dont la fille avait été enlevée par les Farc. Elle n’a réussi à s’échapper qu’au bout de dix ans, elle a alors pu recontacter sa mère car elle n’avait jamais oublié son numéro de téléphone « , révèle la jeune femme.

L’infirmité se transforme en valeur ajoutée

A l’issue de la formation, cinq jeunes femmes ont réussi l’examen en 2017 et ont pu commencer à travailler. Au centre médical Antonio Nariño, situé dans un quartier populaire de l’est de Cali, Sandra Camargo, 43 ans, lunettes noires sur le nez et uniforme rose, a su se rendre indispensable auprès de ses collègues.  » Les médecins ont compris que nous venons en complément de leur mission. Quand nous repérons une masse suspecte, nous la signalons au docteur, et c’est lui qui donne ensuite son diagnostic à la patiente « , détaille-t-elle dans la salle de consultation. Avant d’être AET, la jeune femme survivait en fabriquant des objets artisanaux, comme beaucoup de personnes handicapées en Colombie.  » Grâce à cet emploi d’AET, je suis financièrement indépendante, je ne suis plus un poids pour ma famille mais une aide pour la société « , sourit-elle.  » Dans ce travail, ce que la société considère habituellement comme un handicap est justement ce qui me permet d’aider d’autres femmes. L’infirmité se transforme en valeur ajoutée « , enchaîne Francia, qui estime que son travail lui fait prendre confiance en elle.  » Ces femmes sont plus sûres d’elles, plus ouvertes aux autres « , abonde Elizabeth, leur formatrice.

Il y a quelques mois, cette dernière s’est rendue au siège de Discovering Hands, en Allemagne. Elle y a suivi des cours pour devenir formatrice AET, afin de développer le projet en Colombie et en Amérique latine. Reste à convaincre les pouvoirs publics de l’intérêt des consultations d’examen tactile. En premier lieu, la mairie de Cali, qui emploie les premières AET formées sur son territoire, et pourrait ouvrir d’autres postes.  » Même si une AET voit une seule patiente en une heure alors qu’un docteur en reçoit trois, le projet est économiquement intéressant ! Certes, c’est moins rentable sur le court terme. Mais il faut regarder plus loin : un cancer détecté plus tôt coûte beaucoup moins cher à traiter qu’une tumeur maligne déjà très développée !  » concluent les docteurs Olave et Reyes, coordinateurs du programme à Cali. Les AET jouent par ailleurs un rôle primordial dans la prévention du cancer du sein. A chaque consultation, elles prennent le temps d’expliquer aux femmes comment pratiquer l’autopalpation des seins, afin de repérer tout changement suspect sous leur peau. Elles leur apprennent à prendre soin de leur corps. La meilleure prévention contre les maladies.

Par Margherita Nasi et Léonor Lumineau.

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