© DEBBY TERMONIA

Yeux noirs, yeux bleus

 » Chaque petite fille qui me regarde, ce soir, sait que dans ce pays tout peut arriver », a dit, le 8 novembre dernier, en succédant à Joe Biden, à la tribune de leur succès électoral, Kamala Harris, née de mère indienne et de père jamaïcain. Toni Morrison, née en 1931 dans une famille ouvrière descendante d’esclaves, aurait pu dire, elle aussi, « tout peut arriver », considérant son propre parcours. Voix des Afro-Américains au fil d’une oeuvre aussi radicale que puissante, elle nous a hélas quittés avant d’entendre le cri de victoire de Kamala Harris. S’il est un livre qui permet de mesurer le chemin parcouru, c’est son premier roman, d’une rare audace. Les lecteurs connaissent en général Beloved, qui l’a consacrée. Mais avant cette histoire d’une mère qui tue son enfant pour lui épargner l’esclavage, il eut L’oeil le plus bleu, récit d’une année de l’existence de Pecola, préadolescente confiée, pour cause de sans-abrisme – père en prison, maison brûlée, mère usée à la tâche – à une famille noire de condition modeste, parents unis, deux enfants.

Toni Morrison, voix des Afro-Américains au fil d’une oeuvre aussi radicale que puissante.

Cette année-là, qui suit de peu la Grande Dépression, se décline en quatre saisons où Pecola, mêlée au quotidien chaleureux des deux soeurs, n’échappe pourtant pas à un destin qui la fera basculer dans la folie. L’issue tragique – « Pecola allait avoir un bébé de son père » – est annoncée d’emblée par la jeune Claudia qui ajoute que c’est peut-être pour cette raison que les graines de marguerite qu’elle et sa soeur Frieda avaient plantées n’ont rien donné, comme si la nature tout entière était solidaire du sort de Pecola: une vie tombée dans une terre stérile, ruinée avant même de fleurir. Auparavant, on aura assisté à un glissement progressif de l’enfant au fil des humiliations subies à l’école, chez les commerçants, dans la villa cossue où sa mère est la nounou d’une fillette blanche et jusque chez le mage antillais censé l’aider à obtenir des yeux bleus. Car Pecola se projette désespérément dans ce rêve impossible. Au départ des stéréotypes – peau claire, yeux bleus – imposés par le cinéma, la publicité et le regard des Blancs, elle et les siens ont intériorisé l’assignation à la haine de soi.

L'oeil le plus bleu, par Toni Morrison,traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Jean Guiloineau, éd. 10/18, 219 p.
L’oeil le plus bleu, par Toni Morrison,traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Guiloineau, éd. 10/18, 219 p.

Les pages évoquant l’inceste subi par Pecola sont précédées par le déroulé du parcours de son père qui fut un enfant abandonné, un adolescent victime de violences raciales et un adulte empêché de se hisser hors de sa condition. Pour qui sait lire entre les lignes d’un récit saturé de détails infiniment subtils, le malheur de Pecola est celui de tous les enfants, les filles surtout, victimes de la violence d’une société discriminante et patriarcale qui réduit les plus vulnérables à l’état de proies. Ce qui confère une portée universelle à ce récit d’une tristesse, d’une humanité et d’une beauté bouleversantes. Kamala Harris non plus n’a pas les yeux bleus. Mais, un demi-siècle après la parution de The Bluest Eye, sa présence aux côtés du nouveau président des Etats-Unis nous dit que quelque chose est en train de changer.

Une fois par mois, l’écrivaine Caroline Lamarche sort de sa bibliothèque un livre qui éclaire notre époque.

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