WOODY SOCIETY

Quarante-sixième long-métrage de Woody Allen, Café Society balade le spectateur entre Manhattan et Hollywood dans les années 1930, pour un chassé-croisé amoureux réjouissant. Rencontre.

Entre le festival de Cannes et Woody Allen, il y a une longue histoire d’amour, dénuée en apparence du moindre nuage. Après tout, l’un et l’autre sont des monuments du 7e art, et le premier a souvent déroulé le tapis rouge pour le second ; ainsi, il y a quelques jours à peine, pour Café Society, 46e long-métrage du cinéaste new-yorkais, le 14e de ses films à être présenté sur la Croisette. Allen est un homme d’habitudes il est vrai, et voilà plus de quatre décennies maintenant qu’il aligne les longs- métrages avec la régularité d’un métronome, régalant ses aficionados de sa production annuelle, invariablement connue sous le nom de Untitled Woody Allen Project avant de prendre sa forme et son appellation définitives. C’est dire si l’angoisse de la page blanche est un sentiment qui lui est étranger, lui qui confie d’un air entendu :  » J’ai souffert de tout ce que l’on peut imaginer, mais jamais de ce syndrome. Ecrire me détend : je me retranche de la réalité pour entrer dans un monde imaginaire où j’invente des histoires et des personnages, et cela me procure un sentiment relaxant.  » Réflexion qu’il assortit toutefois d’un bémol :  » Tennessee Williams a dit un jour que le problème d’une pièce de théâtre, c’était qu’une fois écrite, il fallait encore la monter, sans quoi cela n’avait aucun sens. Quand un scénario est achevé, on a envie de le dépasser pour pouvoir se consacrer à autre chose. Mais on ne peut pas se le permettre, il faut se poser et prendre le temps nécessaire pour en faire un film. Sinon, on n’a jamais qu’un scénario mort…  »

Entre fantasmes et nostalgie

Réserve de pure forme, Woody Allen étant passé maître dans l’art de transformer les mots qu’il couche sur le papier en petits bijoux de cinéma. Si l’on n’attend plus de lui un nouvel Annie Hall ou un autre Manhattan, le réalisateur, désormais octogénaire, maintient un cap tout ce qu’il y a de plus délectable – démonstration donc avec Café Society, un opus réjouissant, et soutenant allègrement la comparaison avec Midnight in Paris, sans conteste le film le plus enlevé de sa production récente. Semblant en avoir fini de ces escapades européennes qui donnaient à sa filmographie des allures de vacances perpétuelles, Woody y fait un saut dans les années 1930 pour balader le spectateur entre New York et Hollywood à la suite de Bobby (Jesse Eisenberg), un jeune homme timide quittant son existence étriquée du Bronx pour tenter sa chance dans celle que Blaise Cendrars appelait la Mecque du cinéma. Et de s’y trouver bientôt plongé au coeur de l’un de ces chassés-croisés amoureux dont Allen a le secret, le marivaudage servant d’écrin à diverses interrogations existentielles.

On l’aura compris, on est ici en terrain résolument familier. Pas besoin, du reste, d’être grand clerc pour voir dans l’excellent Eisenberg, qui était déjà de To Rome with Love, l’alter ego idéal du réalisateur. A travers ses pérégrinations sentimentales, ce dernier livre en creux un échantillon de ses impressions du moment, la fuite du temps donnant son assise dramatique au film. Qu’il y ait là un tour délicatement nostalgique ne constitue dès lors pas une surprise, amplifiée encore par la peinture fantasmée que fait le cinéaste des fastes du Hollywood de l’âge d’or comme de l’effervescence de la Café Society new-yorkaise – une période dont il confesse qu’elle l’a toujours fasciné, et qui prend devant sa caméra des contours scintillants convoquant le souvenir d’un Gatsby : autres temps, même éclat.

En dépit pourtant de l’humeur présidant à l’entreprise, la nostalgie est l’un de ces sentiments dont Woody Allen affirme se défier :  » J’essaie de ne pas y céder, c’est un piège, observe-t-il. Si l’on s’y abandonne, on commence à dériver avant de réaliser que l’on se complait dans le passé. Mais si je devais prendre ma retraite cinématographique, peut-être que je m’autoriserais ce petit plaisir…  » On n’en est pas encore là, même si, de son propre aveu, l’idée l’effleure à l’occasion :  » Parfois, il m’arrive de me dire que ne plus tourner de films pourrait être agréable. Ecrire, mon autobiographie par exemple, serait une perspective assez séduisante. Me remémorer mon enfance, revivre mes jeunes années, écrire sur mes amis, mes parents, les films, serait assurément plaisant. Mais tant que j’ai l’énergie, la santé et des idées, et que des producteurs sont prêts à me soutenir, pourquoi ne pas continuer ?  »

Poser la question, c’est déjà y répondre. Et Café Society témoigne d’une inspiration intacte, qu’il s’agisse d’aligner les  » allénismes  » comme d’autres les aphorismes, ou d’explorer le dégradé des relations amoureuses, à la faveur de celle s’esquissant entre Bobby et Vonnie – Kristen Stewart, épatante -, couple n’en finissant plus de se trouver et de s’éloigner suivant une mécanique dont le réalisateur est un orfèvre patenté. L’entreprise de séduction connaît des fortunes diverses à l’écran, il n’en va pas autrement dans la vie, à en croire le principal intéressé :  » Si vous deviez suivre mes recettes, vous accumuleriez les râteaux, sourit-il. J’ai toujours dépendu de la générosité des femmes. Ce sont elles qui ont bien voulu me remarquer, et me trouver quelque chose. Mes tentatives pour les séduire ont toujours été vouées à l’échec. Ainsi quand j’ai rencontré Diane Keaton : c’est elle qui en est arrivée à la conclusion que je lui plaisais. Si j’avais esquissé quoi que ce soit, cela n’aurait jamais fonctionné. L’initiative vient toujours de ma partenaire. Les relations ne sont pas mon point fort dans l’existence…  » Qu’à cela ne tienne, Woody Allen en connaît assez sur le sujet pour inscrire son cinéma dans un inconscient cinéphile collectif : Café Society est certes un film d’époque, les sentiments qu’il convoque en transcendent allègrement le cadre temporel.

Accepter l’idée d’échouer

Woody y fait cohabiter élan(s) irrépressible(s) et promesse de regrets. Et si le film crépite des feux d’un réveillon de Nouvel An, c’est comme pour mieux annoncer des lendemains incertains.  » Dreams are dreams  » constate l’un des protagonistes, à quoi le réalisateur apporte quelque nuance :  » Il est important d’avoir des rêves parce qu’ils vous aident à vous fixer des objectifs. Mais il faut être prêt à échouer, tant sur le plan professionnel que sentimental. Quel que soit le domaine, le pourcentage d’échec est grand, et il faut s’y préparer pour être capable de se relever et continuer, plutôt que de se replier dans sa coquille. Tant que l’on ne met pas sa vie en danger, on doit persévérer en acceptant l’idée d’échouer. Il y a pire qu’une pièce ou un film qui se vautrent, ou une demande en mariage qui essuie un refus. Les rêves sont importants, sans quoi on se retrouve sans but à poursuivre…  »

Take the money and run

Une vue de l’esprit pour un artiste qui continue à aligner les projets comme à la parade. Le dernier en date l’a vu signer une minisérie pour Amazon Studios qui proposera ce qui reste, à ce stade, un nouveau Untitled Woody Allen Project, sur sa plate-forme de streaming. Voilà donc Woody Allen résolument dans l’air médiatique du temps ; expérience qu’il dépeint avec son détachement habituel :  » Je pensais que ce serait un salaire vite gagné, soupire-t-il. Ils m’ont relancé pendant deux ans pour me demander si j’étais prêt à écrire et tourner une mini-série de six épisodes d’une demi-heure. Je n’arrêtais pas de refuser, et eux de revenir à la charge avec des offres toujours plus intéressantes. Jusqu’au jour où je ne pouvais plus décemment me défiler : c’était simplement trop lucratif. J’étais persuadé qu’étant habitué à enchaîner les films, travailler pour la télévision allait s’avérer facile. Mais pas du tout : cela requiert beaucoup de travail et de réflexion, c’est aussi complexe que n’importe quel projet au cinéma…  »

Le cinéaste a payé de sa personne, il est vrai, puisque non content d’avoir réalisé les différents épisodes, il en tient aussi l’un des rôles principaux aux côtés de Elaine May et… Miley Cyrus. On n’imaginait pas vraiment la star d’Hannah Montana débarquer chez le réalisateur d’Hannah and Her Sisters. A quoi il rétorque le plus naturellement du monde l’avoir remarquée alors que ses enfants regardaient la série –  » elle a une excellente élocution, et sait comment raconter une blague, elle est vraiment fort drôle  » -, avant de se voir conforté dans son impression à la faveur du Saturday Night Live Show.  » Elle convenait parfaitement pour le rôle, je l’ai engagée, et elle est très bien.  » Pragmatique, donc, comme lorsqu’il considère cette aventure inédite dans son ensemble :  » Amazon m’a laissé les coudées franches. Ils savaient quelles seraient mes exigences artistiques, et m’ont laissé faire ce que je voulais, me demandant simplement de les appeler une fois que j’aurais terminé, ce que j’ai fait. Ils vont découvrir le résultat, et j’espère qu’ils trouveront que cela en valait la peine.  »

Suggère-t-on qu’il ait trouvé là une marge de manoeuvre optimale qu’il s’empresse de relativiser :  » C’est vrai, mais comme je finance mes films de manière indépendante, j’ai toujours travaillé de cette façon. C’est plus difficile à obtenir pour une série télévisée, mais ils tenaient suffisamment à travailler avec moi pour me dire oui. Ils savaient que je n’allais pas faire de folies ou exploser leur budget. Ils avaient l’impression de bien placer leur argent, je suis là depuis pas mal de temps après tout, et je sais comment on fait des films. (rires)  » Morale de l’histoire :  » Je l’ai fait pour l’argent, j’ai terminé le travail, ils m’ont payé, et that’s it !  » Ou, comme il le disait dès 1969 dans son second long-métrage, Take the money and run

Café Society, sortie le 25 mai. Critique dans Focus Vif, page 22.

PAR JEAN-FRANÇOIS PLUIJGERS, À CANNES

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