Willy Ronis –  »J’ai fait de la photo buissonnière toute ma vie »

Un livre de nus féminins, en noir et blanc, commentés par Philippe Sollers, une exposition Paris en couleur, à Toulouse, une autre dans la capitale française : à 98 ans, Willy Ronis anime toujours l’actualité de la photo. Pourtant, le dernier des photographes humanistes – après la disparition de Cartier-Bresson, de Boubat et de Doisneau – ne sort plus guère de son petit appartement du XXe arrondissement de Paris. Il a photographié Picasso, Aragon, la France de l’abbé Pierre et le Paris d’avant Paris-Plages. Il a fait vivre mieux que personne le Front populaire, les guinguettes, les amoureux des ponts de Seine. Ses clichés sont devenus des cartes postales… Ce fils d’un émigré juif d’Odessa et d’une pianiste lituanienne, qui a survécu à sa femme, à son fils et au siècle dont il aura été l’un des grands artistes, s’est raconté au Vif/L’Express.

Faites-vous encore des photos ?

E J’ai rangé mon matériel le jour où j’ai constaté que je ne pouvais plus gambader dans Paris, grimper sur une caisse pour avoir le meilleur angle de vue ou traverser une rue en courant. Ma toute dernière photo fut un nu, ici, dans cet appartement, il y a sept ans. Juste avant, j’avais réalisé quelques portraits, dont celui d’Isabelle Huppert, à sa demande. Mais je n’ai jamais vraiment aimé les portraits ; je n’en ai pas fait beaucoup au cours de ma carrière : j’avais toujours peur que le modèle s’ennuie… Et les personnalités m’intimidaient. Toute ma vie, j’ai préféré la photo de rue, la photo  » réelle « , la capture du moment unique, celui où surgit une péniche sous un pont ou une femme avec un landau en bas d’un escalier… La vie d’un photographe est remplie de moments de ce genre, de moments de grâce. Mon premier déclic a eu lieu en 1928, le dernier en 2001 : c’est déjà un long passage dans la photo, vous ne trouvez pas ?

Vous n’êtes pourtant pas venu à la photo par vocation…

E Je jouais du violon, je voulais être compositeur. Je suis devenu photographe à contrec£ur. Au retour de mon service militaire, en 1931, mon père, atteint d’un cancer, m’a appelé pour l’aider à tenir son studio de quartier du boulevard Voltaire, à Paris. Ce furent quatre années de souffrance et de bataille pour la survie. A la mort de mon père, j’ai fui le studio, abandonné aux créanciers, et j’ai commencé à faire des photos pour me nourrir. La photo fut pour moi un mariage de raison avant d’être un mariage d’amour.

On dirait que vous regrettez de ne pas avoir été musicien !

E J’aurais sûrement été un compositeur médiocre. D’une certaine manière, la maladie de mon père m’a sauvé la vie. Car je ne suis pas un intellectuel, je ne suis pas très rapide. Je travaille avec la sensibilité et l’émotion. Les compositeurs qui ont laissé une £uvre importante ont tous produit dès la prime enfance, ce qui ne fut pas mon cas. J’ai donc tout déchiré très vite. Mais cette passion n’a pas été perdue, car Jean-Sébastien Bach a constitué pour moi une source constante d’inspiration : il m’a appris la rigueur dans la composition, les fugues et le contrepoint, une forme très châtiée et bien cadrée qui m’impressionne toujours profondément. Ces superpositions de plusieurs mélodies sont d’ailleurs souvent présentes dans mes photos. Regardez Les Amoureux du pont Neuf : leur attitude est comme un chant à deux voix. Il fallait le bateau, au premier plan, pour que le cliché soit totalement réussi. C’était comme si j’avais attendu ma basse à moi.

La peinture a aussi inspiré vos photos ?

E Ce sont les peintres flamands qui m’ont donné le sens de la composition. La première fois que j’ai pénétré dans les petits cabinets qui se trouvent de part et d’autre de la galerie des Rubens, au Louvre, j’ai ressenti une émotion profonde. Je me suis senti chez moi : ces scènes ne représentaient pas des gens riches, nobles, laissant leur empreinte dans l’Histoire, mais des scènes de kermesse, de patinage sur des canaux gelés, la petite bourgeoisie, des bistrots, des artisans. Je me sentais en sympathie avec cette population-là. Il y a quelques années, une exposition de mon travail avait lieu à Charleroi et les conservateurs du Musée de la Photographie m’ont proposé d’aller, ensuite, au musée des Beaux-Arts de Bruxelles. Ils m’ont emmené dans la salle où se trouvent les deux grands Bruegel. Je n’avais jamais vu ces tableaux. J’ai éclaté en sanglots.

Vous vous êtes toujours senti proche de la classe ouvrière, au point de voter communiste ?

E Je suis né au pied de la butte Montmartre. Grâce à mon cercle familial, je voyais ce qu’était la condition ouvrière. Avant d’ouvrir son studio, mon père était retoucheur pour des studios haut de gamme, ouvrier photographe, en somme. Il gagnait sa vie péniblement. J’ai adhéré au Parti en 1945. Cet engagement a duré une vingtaine d’années, mais je souffrais d’être encarté. Je ne le suis plus. Je suis resté communiste.

Les révélations de Soljenitsyne ne vous avaient pas ébranlé ?

E Si vous êtes catholique, perdez-vous la foi parce qu’il existe des prêtres pédophiles ? Sentimentalement et intellectuellement, je suis toujours proche des communistes ; je considère toujours l’analyse marxiste comme pertinente.

Et Dieu, vous y croyez ?

E Non, je n’ai jamais eu de crise mystique, ni d’angoisse existentielle. J’ai le sens du sacré, mais il n’est pas uniquement lié à la religion. La beauté est sacrée, la musique est sacrée… et pas seulement la musique religieuse de Jean-Sébastien Bach !

Mettiez-vous en scène vos photos, comme votre confrère Doisneau pour le fameux Baiser de l’Hôtel de Ville ?

E J’ai toujours fait mes photos dans l’instant. Sans mise en scène. Un clic, deux, guère plus, car il ne fallait pas gâcher : les rouleaux de pellicule coûtaient cher ! Mais, pour être tout à fait honnête, je dois avouer deux exceptions : le Petit Garçon à la baguette, un inconnu que j’ai fait courir trois fois devant la boulangerie. Et l’Enfant à l’avion, où l’on voit un bambin en train de lancer un modèle réduit d’avion. Mon fils m’avait dit :  » Papa, tu fais deux photos, pas plus, sinon on va casser l’avion.  » A la seconde, le modèle réduit s’est crashé dans les cailloux… Vous savez, mis à part les photos de commande, j’ai fait de la photo buissonnière toute ma vie. Les plus reproduites sont des clichés que j’ai pris en marchant, au hasard. Certains jours, je rentrais chez moi sans avoir appuyé une seule fois sur le déclencheur. C’était douloureux.

A partir de quand avez-vous eu conscience d’appartenir au mouvement  » humaniste  » ?

E Dès le début, j’ai senti que j’étais un photographe de la vie quotidienne et des couches modestes de la société. J’avais embrassé une vision du monde concrètement explicitée par mes choix politiques, ma photo en était la conséquence logique. J’ai beaucoup rôdé dans les grèves ou les manifestations, parce que je me sentais en sympathie avec cela… même si j’ai fait aussi de la photo de mode pour Vogue, ou des nus, car je suis très sensible aux charmes féminins. Ce qui est vrai, c’est que ceux qu’on appelle les  » photographes humanistes  » n’ont jamais formé un groupe doté d’une idéologie affirmée. Nous n’avons jamais rédigé de manifeste. Même le  » groupe des XV « , dont je fus membre, ne reflétait pas une vision du monde bien établie. Seulement 15 copains qui s’estimaient mutuellement et se rencontraient une fois par mois pour le plaisir d’être ensemble… Je suis le dernier survivant des XV, depuis la mort de Doisneau. Contrairement à ce que certains ont dit, Cartier-Bresson n’en faisait pas partie : il était trop individualiste. Cela dit, il n’y a jamais eu de concurrence entre nous. Mon ami le plus proche, c’était Izis.

Vous est-il arrivé de jouer les paparazzis ?

E Une seule fois, j’ai fait un travail de paparazzi. C’était en 1958. Je devais photographier de Gaulle dans une église, mais le service de sécurité ne voulait pas me laisser entrer. Or j’avais été envoyé là-bas, je devais rapporter quelque chose. Un garde du corps m’a coincé contre le mur, j’ai pris la photo sous son coude… Par chance, elle fut réussie. Je ne condamne pas les paparazzis : ils font le travail qu’on leur demande, ils répondent à un besoin.

Avez-vous jamais eu peur de rater un cliché ?

E Le risque de ratage est un de mes grands moteurs. J’ai toujours été fasciné par l’aléatoire. On m’a souvent demandé quelle était ma photo préférée. Je n’ai jamais su répondre, mais La Péniche aux enfants m’est peut-être la plus chère parce que j’ai cru ne pas l’avoir eue ! C’était une fin de journée, j’avais photographié Paris sous toutes ses coutures, je rentrais chez moi. Je passe sur le pont d’Arcole, je fais quelques photos de cet immense train de péniches, quand, tout à coup, j’entends des cris d’enfants. J’ai déclenché par réflexe ; une seconde plus tard, la barre cachait les enfants ! Puis j’ai couru chez moi, oppressé par la peur de ne pas avoir réussi cette prise de vue, car je devinais que ce serait une photo majeure…

Le numérique a fait disparaître cette peur.

E Je n’ai jamais travaillé avec le numérique. Ni même avec un moteur, d’ailleurs, pourtant le moteur existait depuis longtemps quand j’ai arrêté : certes, c’est plus facile, il n’y a pas le risque de rater l’acmé, le moment de paroxysme, l’instant idéal pour lequel on se retenait et que l’on finissait parfois par manquer. Mais je n’ai pas de considération pour les mitrailleurs. C’est peut-être une conception janséniste de mon métier : je pense qu’une image se mérite.

Avez-vous eu parfois le sentiment que la photo vous a transcendé ?

E La photo vous fait travailler dans un état second. Par exemple, j’ai fait des photos chirurgicales. Si je n’avais pas eu mon appareil pour me protéger, j’aurais tourné de l’£il. De même, quand vous photographiez des nus, vous avez peu d’idées érotiques, même si vous êtes là pour exalter le corps d’une femme avec les attendus que cela peut susciter chez celui qui regardera l’image.

Avez-vous toujours été objectif dans votre travail ?

E L’objectivité est un leurre. On a son objectivité à soi. Je ne prétends pas être absolument objectif : en choisissant l’instant où l’on arrête l’action, on croit en saisir le moment le plus caractéristique, mais est-il nécessairement le symbole de l’événement en question ? Ce n’est qu’une image parmi d’autres… Cela dit, j’ai toujours essayé de travailler honnêtement. Je n’ai jamais accepté l’inacceptable. Un jour, je travaillais avec le journaliste d’un hebdo à sensation. Un petit garçon attendait son père dans un hôpital. Pour que le gosse pleure, le journaliste lui a dit que son papa n’allait pas revenir. Il voulait que je prenne la photo de l’enfant en larmes. J’ai refusé.

Craignez-vous que la photo ne disparaisse un jour en tant que média ?

E Chaque fois qu’apparaît un nouveau média, on a l’impression qu’il va envoyer le reste aux orties, et ce n’est pas vrai ! Je n’ai aucune inquiétude à ce sujet. l

La photo ci-dessus (Jeanne, Avignon, 1972) est extraite du livre Nues, de Willy Ronis. Avec un texte de Philippe Sollers. Ed. Terre bleue.

PROPOS RECUEILLIS PAR christine kerdellant

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