© sdp

Western à roulettes

Six ans après le succès d’Obludarium, les frères Forman sont de retour en Belgique avec une nouvelle création. Deadtown, fantasmagorie entre cabaret, cirque et cinéma muet peuplée de cow-boys de pacotille, de magiciens entourloupeurs et de pépées malicieuses, passera une partie de l’été au Zomer van Antwerpen.

Cérémonie des Oscars, 1976. Milos Forman vient de recevoir des mains de Diane Keaton et de William Wyler une des statuettes dorées pour Vol au-dessus d’un nid de coucou.  » Parmi les raisons possibles qui expliquent que je suis ici ce soir, dit-il dans son bref discours, j’en vois deux : la première, c’est que les membres de l’Académie ont reconnu que l’année dernière j’ai passé plus de temps que les autres en institution psychiatrique (rires du public) ; la deuxième c’est peut-être que l’Amérique reste un pays accueillant et ouvert.  » Milos Forman a quitté la Tchécoslovaquie en 1968, à la suite de la répression du Printemps de Prague, pour s’installer à New York. Il deviendra citoyen américain en 1977. En 1968, ses deux fils jumeaux, Petr et Matej, avaient 4 ans. Ils sont restés au pays avec leur mère, l’actrice Vera Kresadlova, et n’ont pas vu leur père pendant huit ans. Jusqu’à ce que le réalisateur les invite à Los Angeles pour assister avec lui aux Academy Awards, pour lesquels il est en lice aux côtés de Robert Altman, Federico Fellini, Stanley Kubrick et Sidney Lumet.

 » Nous sommes venus aux Etats-Unis avec notre grand-père, relate Petr, parce que le gouvernement n’avait pas accepté que l’on vienne avec notre mère, de peur qu’on reste là-bas tous ensemble. Notre grand-père avait 60 ans et c’était la première fois qu’il sortait de son pays. Nous sommes restés dix jours. Des Oscars, je ne me souviens de rien. On dormait à moitié à cause du décalage horaire. Et puis ça ne nous passionnait pas du tout. Ce qui nous intéressait, c’était les piscines et les jeux vidéo.  » Dans leurs valises, Petr et Matej ramènent des Etats-Unis des objets que personne n’a encore jamais vus en Tchécoslovaquie : des skateboards. Et c’est ainsi qu’à 12 ans, les frères Forman sont devenus les pionniers tchèques de la planche à roulettes.  » C’était des petits skateboards, de 45 centimètres de longueur, précise encore Petr. Beaucoup plus difficiles à manoeuvrer que les longboards d’aujourd’hui.  »

Cinquante ans plus tard, Petr a de beaux restes dans l’art des roulettes. Dans Deadtown, la dernière production du Théâtre des frères Forman passée en mai à Latitude 50, le pôle des arts du cirque et de la rue ancré à Marchin, il assure avec panache un numéro de cow-boys en rollers avec deux vieux amis de l’époque du skate. Il y a beaucoup de choses qui roulent dans Deadtown : des Indiens, des cactus, une bestiole téléguidée, un vélo qui s’envoie en l’air sur un trampoline… et puis, des éléments de décor qui apparaissent, disparaissent, se déploient et se disloquent en quelques secondes.  » Pour moi, le décor est comme une grande marionnette « , détaille Petr, qui s’est formé à l’art de la manipulation au département théâtre de la prestigieuse Académie tchèque des arts musicaux.

Dans Deadtown, la scénographie – ça, c’est le rayon de Matej, Petr s’occupant de la conception générale du spectacle et de la mise en scène – est comme une boîte magique qui révèle sans cesse de nouvelles surprises. A l’étage, les portes s’ouvrent et se referment à tout bout de champ sur un quatuor avec banjo et harmonica jouant en live. Deux cow-boys à chemise à franges, hilares, dévalent les escaliers dans une danse country bondissante. A l’avant-scène, des danseuses corsetées secouent leurs gambettes en rythme. Un numéro de séduction cycliste s’entame sur le tube mexicain Cucurrucucu paloma. Très cabaret, la première partie du spectacle convie tous les clichés du Wild West avant que la vidéo ne s’empare de la scène pour emmener l’assistance dans un voyage panoramique à travers les étendues désertiques des Etats-Unis. Jusque Deadtown,  » une putain de ville tranquille « , celle où, selon la légende, le premier avis de recherche Wanted aurait été affiché.

La magie du cinéma

 » La scénographie comprend des écrans mobiles, qui créent l’illusion d’un espace qui bouge, de gens qui marchent, de choses qui tombent, expose Matej Forman. L’espace de la structure a été divisé équitablement en deux : une moitié pour le spectacle et une moitié pour le public. Et entre les deux, il y a un écran, tantôt visible tantôt invisible. Parfois, les projections venues du fond croisent celles qui viennent de devant et ça crée un mélange d’images au milieu desquelles évoluent de vrais acteurs. C’est le principe de la lanterne magique mais nous, on a découvert ça seulement maintenant (rires).  » La seconde partie de Deadtown – manquant encore un peu de clarté à Marchin, mais qui devrait arriver à maturité pour les représentations anversoises (lire l’encadré page 104) – est profondément cinématographique. Elle emprunte ses atmosphères, ses rythmes, ses expressions exagérées des visages, ses couleurs et ses lumières au cinéma muet du début du xxe siècle, pour plonger le public dans un saloon dont le quotidien va être perturbé par un magicien en provenance d’Europe. Ça fourmille de clins d’oeil plus ou moins discrets à Georges Méliès, le père des effets spéciaux, à Robert Wiene, à Fritz Lang…

Même s’ils n’ont guère partagé la vie de leur père et que leur vie professionnelle les a menés ailleurs, Matej et Petr Forman sont des enfants du cinéma. A 6 ans à peine, sans vraiment comprendre qu’ils sont sur un plateau de tournage, ils incarnent les jumeaux Péta et Máta dans la trilogie sur la famille Homolka du réalisateur tchèque Jaroslav Papousek.  » Cette trilogie est à la base de la culture cinématographique tchèque, relève Matej. Tout le monde la connaît, même les nouvelles générations, parce qu’elle passe chaque année à la télévision.  »  » Quand on croise des gens aujourd’hui et qu’on leur dit qu’on est Petr et Matej Forman, on ne nous parle que de ces films-là, renchérit Petr. C’était le top de notre carrière, mais on n’était pas au courant !  »

Une vie de nomades

Fascinés par un festival de théâtre de rue ayant lieu en été sur l’île des Archers, au coeur de Prague, à la fin de la période communiste, les jumeaux Forman prennent la voie du théâtre forain. Leur spectacle de marionnettes Opéra baroque les mène en France, où ils rencontrent Igor et Lily du théâtre Dromesko. Avec eux, ils montent Les Voiles écarlates, un grand spectacle sur une péniche créée en 2000, lorsque Prague est capitale européenne de la culture. La tournée, de plusieurs années, passe par le Zomer van Antwerpen et Les Voiles voyagent sur le canal Albert.  » On a appris la vie nomade en caravane avec Igor et Lily et on a continué, raconte Matej, formé lui à l’école des Beaux-Arts de Prague, avec une spécialisation sur le film d’animation. Ça fait vingt-cinq ans qu’on voyage. Au début c’était un rêve, c’est devenu un métier. Chaque ville, chaque lieu ravive l’envie de continuer et fait oublier le côté répétitif des tournées. Ici, à Marchin, le premier jour de montage, un garçon de 10 ans est venu voir ce qu’on fabriquait, en s’approchant progressivement. Le deuxième jour, il nous a demandé ce qu’on faisait. Le troisième jour, il est venu nous apporter de la limonade. Il est devenu ami avec ces gens « exotiques ». Il était curieux, les grands aussi sont curieux et viennent aux représentations, posent des questions. Je crois que le désir des gens face à un spectacle qui vient s’installer chez eux est toujours là.  »

Dans Deadtown, Matej et Petr Forman partagent leurs rêves d’enfants tchèques  » qui voulaient devenir des cow-boys  » dans une Amérique fantasmée. L’Amérique de papa, the country where dreams come true. Et même si ce n’est pas vrai, on y croit avec eux.

Deadtown : du 18 juillet au 6 août prochains, sur le terrain des scouts et guides Sint-Bernadette à Deurne (Anvers), dans le cadre du festival Zomer van Antwerpen. www.zva.be

Par Estelle Spoto

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire