Elève de Roland Barthes, amie de Nathalie Sarraute, Chantal Thomas évolue entre romans historiques et essais plus ou moins teintés d'autobiographie. © Hermance TRIAY

Vue sur mer

Dans Souvenirs de la marée basse, Chantal Thomas dessine le portrait de sa mère. Une femme oublieuse, changeante comme l’horizon et qui, avant toute chose, aimait nager. Une merveille de récit intime et balnéaire. Son livre le plus autobiographique.

Elle est assise dans la lumière blanche d’une salle de petit-déjeuner tardif. On ne peut s’empêcher, devant ses grands yeux clairs de jeune fille et ses manières calmes, de se répéter : voilà quelqu’un qui a été l’intime de Roland Barthes, l’amie de Nathalie Sarraute. Son timbre est doux, sa pensée audacieuse et sa liberté magnifique. A 72 ans, Chantal Thomas (avec un seul  » s « , car il ne faudrait pas la confondre avec son homonyme créatrice de lingerie) est l’une de nos écrivaines les plus précieuses. Directrice de recherche au CNRS, elle a reçu, en 2014, le Grand Prix de la Société des gens de lettres pour l’ensemble de son oeuvre, qui va des romans historiques aux essais et mémoires. De L’Esprit de conversation à Comment supporter sa liberté, de L’Echange des princesses aux Adieux à la reine, prix Femina appelé à devenir un film sous le regard de Benoît Jacquot, elle est à la fois fidèle à sa passion régulière pour le xviiie siècle (les figures de Casanova, Sade, Marie- Antoinette, surtout) tout en poursuivant un art enviable de la mobilité. Car si ses romans croisent volontiers l’histoire, ses essais poursuivent quelques thèmes récurrents – les femmes, la liberté, l’amour, le désir – tout en accrochant des épisodes autobiographiques et des sensations très intimes. Des textes délicats, pleins de nuances, de sensualité, de jeunesse et d’insoumission.

Nous vivions à Arcachon, une ville balnéaire qui ne favorise pas l’empreinte du passé…

Souvenirs de la marée basse est son livre le plus autobiographique à ce jour. Il commence à Nice, de nos jours – un jour d’orage. Dans l’horizon brouillé, Chantal Thomas raconte voir resurgir une image du passé : celle de sa mère, disparue depuis longtemps, nageant le crawl dans la mer furieuse. Cette apparition en précipitera d’autres, et c’est bientôt le livre d’une enfance qui s’ouvre par brèves incursions sensorielles et salées. Les jeux de la plage, l’apprentissage de l’eau, la disparition d’un père, les premières amitiés fusionnelles… Ce faisant, le texte découpe surtout la silhouette d’une mère  » en nageuse « , qui n’aimait rien tant que se mesurer aux éléments en maillot de bain, et qui eut à sa petite fille une relation changeante et incertaine – une mère comme la mer. Dans le livre, Chantal Thomas raconte que, enfant, elle eut très tôt la sensation que raconter ne pourrait jamais tout à fait traduire les états d’intensité du présent. Une intuition à laquelle elle ne cesse de donner tort dans une merveille de texte vivifiant et sensoriel. Ce matin-là, à Saint-Germain-des-Prés, elle nous a accordé un moment hors du temps, sous une verrière qui ne faisait pas mystère de l’automne qui se tramait au dehors.

Souvenirs de la marée basse est un travail sur la mémoire. Comme avez-vous approché cette matière mouvante ?

Je vous dirais que des souvenirs réels, concrets, il y en a au fond très peu dans le livre. Je ne suis pas allée à la pêche aux souvenirs, aux anecdotes passées. Il y en a dans le texte. Mais il y en a d’autres qui n’en sont pas : c’est un tissage entre les deux. Ce que j’essaie d’approcher, ce sont plutôt mes émotions : où j’en étais de la relation avec ma mère, comment je vivais l’amitié avec mon amie inséparable et le bouleversement advenu par la mort de mon père. C’est de ça que j’ai voulu me rapprocher. Maintenant, les scènes elles-mêmes, dans lesquelles ces sentiments se concrétisent ou prennent la forme la plus parfaite que j’aie pu obtenir, elles relèvent de la création romanesque.

Cette dimension autobiographique apparaît dans tout votre travail, et jusque dans vos essais. Par quels concours de circonstances décide-t-on d’écrire sur soi ?

J’ai fait des études classiques de philosophie, et j’étais insatisfaite de la manière dont on m’enseignait Hegel, Kant ou Heidegger : j’avais le sentiment que la personne qui s’exprimait, le professeur, ne se voulait que le médiateur d’une pensée. Quand j’ai rencontré Roland Barthes et que j’ai travaillé dans son séminaire, j’ai eu pour la première fois le sentiment que c’était une parole incarnée. Barthes écrivait des essais intellectuels, mais avec, de plus en plus, une dimension affective et même sentimentale. Il partait de la linguistique, du structuralisme, de la psychanalyse et, ce faisant, il a abouti à ces textes dédiés à sa mère, La Chambre claire, puis Journal de deuil, un texte magnifique, et qui était justement très présent à mon esprit au moment d’écrire Souvenirs de la marée basse. Ecrire à partir de soi, cela signifie, pour moi, de toujours réfléchir sur la question : pourquoi c’est sur cet auteur ou sur ce thème que j’écris ? Où se trouve le joint ? Alors que la plupart des essais mettent entre parenthèses la personne qui s’exprime : si c’est un homme, une femme, quelles sympathies il ou elle ressent pour le personnage… Pour moi, dans ce cas, il y a comme une voix qui manque. Pendant longtemps, cette part était quasiment imperceptible dans mon travail : je m’avançais dissimulée derrière Sade ou Casanova. C’était intuitif et tâtonnant. Dans ce livre-ci, elle est énorme…

 » A moi, la mer me crée d’abord un sentiment de beauté. De beauté et de joie. « © G. Bonnaud/belgaimage

La mer, vitale pour votre mère, vous fait découvrir très tôt un goût pour la liberté, de mouvement et de désir. Vous écrivez :  » Libertinage contient nage « …

Le lien que je fais entre les deux provient de cette chose que les enfants qui naissent au bord de l’eau possèdent, à la différence des autres : c’est ce rapport très facile, ou en tout cas pas traumatisé, à la nudité. Ce sont des enfants qui, très tôt, n’ont pas fait une grande différence entre les vêtements et l’absence de vêtements. C’est énorme ! Entre libertinage et nage, pour moi, il y a cette aisance à se déshabiller. Et aussi ce qui s’en suit : des sensations très vives sur la peau, qui vous enrobent complètement. C’est quand même quelque chose du côté de la caresse… Et puis, nager, c’est une possibilité de prendre le large, dans laquelle il nous est indiqué indirectement qu’on peut vivre sa vie, qu’on peut partir… Après, on en fait ce qu’on veut. Il y a beaucoup de nageurs et nageuses qui ne se sont jamais dit ça. Au contraire, à mon avis : prenez ceux qui font ces longueurs obsessionnelles en piscine, ils doivent se dire tout autre chose (sourire)…

Ma mère se vivait au jour le jour, c’est aussi pour ça qu’elle était si facilement désespérée

Sans que ce soit jamais un récit psychologisant, on découvre dans le livre que cette liberté s’ancre aussi peut-être en partie très tôt dans votre relation très singulière et instable à votre mère…

Le rapport entre ma mère et moi, c’est aussi entre deux manières différentes d’être fille : ma mère, et c’est une chose que j’ai cherché à élucider en écrivant, était essentiellement la fille de sa propre mère. Elle était avant tout dans cette dépendance. De sorte que moi, enfant, j’avais en face de moi quelqu’un qui était protégé, et dont je ne pouvais pas attendre cette protection, dans la mesure où elle-même l’attendait de quelqu’un d’autre. Mais curieusement, ça m’a donné une sorte de sérénité : j’étais assez tranquille. Je ne sentais aucune dureté, aucun refus de sa part : je savais qu’elle m’aimait. Donc, ça m’a été plutôt bénéfique. Contrairement à Proust, je n’étais pas dans l’attente du baiser de ma mère…

Vous montrez à plusieurs moments que votre mère a fait le choix du présent. Vous dessinez la figure d’une femme oublieuse, amoureuse des villes balnéaires…

Oui, c’est aussi une femme qui ne lisait pas, et je pense que c’est lié. Ma mère ne faisait pas de récit. Elle n’a quasiment jamais parlé de la guerre, c’est quand même invraisemblable quand on y pense. Vraiment, elle se vivait au jour le jour, c’est aussi pour ça qu’elle était si facilement désespérée, un peu comme les enfants. Un des symptômes de la déprime, c’est qu’on ne voit pas d’avenir et qu’on n’a plus de passé sur lequel se reposer. C’est aussi le gris absolu, il n’y a plus de formes qui se détachent. Et puis oui, nous vivions à Arcachon, une ville balnéaire qui ne s’intéresse qu’à la venue de l’été : quand la saison est terminée, on ferme et on attend que les gens reviennent. Ça ne favorise pas l’empreinte du passé…

Contrairement à la montagne ou aux arbres, la mer semble n’avoir ni passé ni avenir…

Oui, c’est très troublant. J’y pense souvent à Nice, quand je vois toutes ces personnes âgées, sur un banc, qui fixent la mer. Je me demande : qu’est-ce qu’elles regardent ? A quoi pensent-elles ? C’est vrai tout au long de la côte : les gens s’assoient, plus ou moins couverts, et ils regardent la mer. A moi, la mer me crée d’abord un sentiment de beauté. De beauté et de joie. Presque toutes les mers, si je peux dire.

Votre mère a exercé comme sténodactylo. Une fonction de la rapidité, qui parle aussi de son rapport au langage…

Je l’interprète comme ça. J’y vois la manière qu’elle avait de saisir les mots au vol, de ne pas s’attarder.

Alors que vos livres invitent à un dépliement de la langue : une phrase subtile, réfléchie, pleine de détours et de nuances…

C’est une chose que je sentais déjà enfant, et que je sens au quotidien : la manière dont, très vite, il y a un assèchement, une absence de signature personnelle dans la langue. La routine est une chose terrible : on refait les mêmes gestes, on redit les mêmes phrases. Les stéréotypes, les expressions toutes faites, c’est un peu comme ce qui se racornit : ça nous asphyxie. Au contraire, il y a une joie, une souplesse, une mobilité qui nous revient quand, tout d’un coup, l’univers se remet à vibrer, à travers la lecture, l’écriture ou la vision d’un spectacle de danse extraordinaire. Mon modèle favori, c’est Colette : elle est par excellence l’écrivain qui accorde à chaque mot un pouvoir absolu, et qui réfléchissait des heures entre tel adjectif plutôt que tel autre. Je peux dire que oui, je crois vraiment à ça.

Avez-vous craint parfois que l’écriture annule le présent ?

(long silence) Je vous dirais que tant que j’écris, c’est dans mon temps présent, je vous dirais que c’est ma vie. Ecrivant, je n’ai pas l’impression de me retrancher dans un autre temps, ou que, à côté de moi, la vie passerait. Non, je ne sens pas ça du tout.

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