Voyage en utopie

Esthètes du neuvième art, Schuiten et Peeters proposent une nouvelle déclinaison de leurs cités obscures. Plaisir des yeux, plaisir du sens.

L’année 2002 réussit plutôt bien à François Schuiten : après avoir obtenu le Grand Prix de la Ville d’Angoulême – une sorte de palme d’or version BD (rarement attribuée à un Belge) -, il fête vingt ans de Cités obscures avec un dixième album, La Frontière invisible.

L’argument tient en quelques mots : un jeune cartographe, Roland de Cremer, rejoint le très poussiéreux Centre de cartographie de Sodrovno-Voldachie, perdu en plein désert des Somonites. Idéaliste en diable, de Cremer reproduit la réalité avec un enthousiasme juvénile balisé par Monsieur Paul, géographe de la vieille école. Une réalité dont ne veut plus le pouvoir militaire : outils performants et fraîches recrues vont bientôt être mis au service de la propagande, pour dessiner la carte de la Grande Sodrovnie…

Querelle des Anciens et des Modernes, dénonciation des nationalismes belliqueux, satire du tout-à-la-technique, défense des individualités qui sont la richesse même d’une société : les louables obsessions du tandem Schuiten-Peeters charpentent cette histoire qui, fait nouveau, se déclinera en deux tomes.

D’une très grande habileté, le scénario est d’abord et avant tout au service d’une démarche essentiellement graphique. Le sympathique de Cremer, qui a les traits du fils Schuiten, adoucit un peu le constat. Dans l’ensemble, cet album s’inscrit donc dans le droit fil d’une oeuvre qui ne surprend plus vraiment mais dont l’esthétisme inventif a conquis, à juste titre, un large public.

S’il est inexact de parler de série au sens classique du terme, une remarquable cohérence de forme et de fond cimente, en effet, un ensemble de titres a priori un peu épars. Le Schuiten des débuts ( Les Médianes de Cymbiola, Le Rail et Express, avec Claude Renard) portait bel et bien en germe celui des Cités obscures : depuis Les Murailles de Samaris (1983), Schuiten et Peeters ont imposé un univers graphique et narratif reconnaissable entre mille. Inventeurs d’un monde parallèle à cheval entre le réel et le métaphorique, « reflet décalé de la Terre », ces deux intellos du neuvième art distillent leurs albums au compte-gouttes, les ciselant avec patience. Il est vrai, et ceci explique cela, qu’ils s’accordent volontiers des escapades – scénarios de films, essais, expositions…

Architecte de la bande dessinée, façonneur de planches rigoureuses tracées avec une précision d’astronome, Schuiten signe des albums somptueux, où Jules Verne croise Moebius, dans des décors que ne renierait pas Fritz Lang pour Metropolis. La mise en couleurs, qui nous préserve de l’informatique envahissante, reste une ode à l’artisanat old fashion et on ne s’en plaindra pas. Après tout, ce sont les dérives de la modernité que Schuiten et Peeters dénoncent à travers leurs utopies.

La Frontière invisible, par Schuiten et Peeters, Casterman. Des planches de l’album et des sérigraphies sont exposées à la librairie Brüsel, 100 bd. Anspach, 1000 Bruxelles. Jusqu’au 15 mai.

Tél.: 02/511.08.09

Stéphane Renard

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