Vol à voile

Symbole du rêve d’Icare, planant silencieusement au gré des courants, le vol à voile est pourtant un mal-aimé du ciel: cet intrus échappe au contrôle radar. D’où un champ d’action limité et un plaisir parfois mitigé

Huit heures du matin, sur l’aérodrome de Saint-Hubert. Niché sur un vaste plateau au sommet de la crête de l’Ardenne, il y fait encore frisquet. Certes, le soleil brille déjà dans le ciel bleu, mais, à plus de 500 mètres d’altitude, un vent soutenu du nord-est gifle durement les visages. Pourtant, quatre heures avant le départ d’une nouvelle manche, la majorité de la trentaine de participants aux championnats de Belgique de vol à voile s’affairent déjà autour de leurs appareils. Ici, rien n’est laissé au hasard. On essuie minutieusement les mouchettes restées collées sur les ailes du planeur, à la suite du vol précédent. On remplit d’eau, en quantité précisément mesurée, les ballasts de l’appareil, afin de gagner du poids, de la stabilité et de la vitesse. Tout doit contribuer à obtenir un rendement maximal, pour que le planeur fende finalement l’air, au plus haut du ciel, le plus vite et le plus longtemps possible.

Le vol à voile, ou vol sans moteur, est, en effet, un sport de locomotion aérienne qui consiste à utiliser les courants ascendants de l’atmosphère (ou, à flanc de montagne, le vent remontant l’obstacle) pour se maintenir en l’air. Concrètement, après avoir largué le câble de l’avion remorqueur qui l’a élevé jusqu’à environ 500 mètres, il s’agit pour le vélivole de s’élever en inscrivant, par un mouvement de spirale, le vol du planeur à l’intérieur d’une colonne thermique. Ensuite, le sommet atteint, d’exploiter l’altitude en distance de vol en ligne droite, dans la direction choisie, jusqu’à la rencontre d’un nouvel ascenseur ou « pompe », comme on le qualifie dans le jargon vélivole.

C’est dans ce mouvement ascendant, qui est à la fois le résultat de la réflexion, d’une bonne connaissance des phénomènes météorologiques et de l’expérience, que se situe la véritable magie de cette discipline. « Alors, affirme Pascal Hanssens, on s’élève sans bruit, parfois aux côtés d’oiseaux, grands et petits, dans un même ballet, avec le constat bienfaisant de ne pas les déranger le moins du monde. » Sportif accompli, baroudeur tous horizons, qui va prochainement s’attaquer à la traversée de l’Atlantique à la rame ( lire Le Vif/L’Express du 11 mai), Hanssens trouve, ici, les mêmes satisfactions qu’à bord d’un voilier en mer: « Utiliser les forces de la nature pour avancer. »

Ainsi, le vol en planeur fait prendre conscience à l’homme de ses limites et de ses forces. D’une part, celui-ci ne commande jamais aux éléments naturels. Démuni de courant ascendant, il se retrouve donc souvent contraint, en toute humilité, à effectuer un atterrissage de fortune. D’autre part, soutenu uniquement par l’énergie qu’il sait capter dans l’atmosphère, il mesure pleinement son pouvoir. A ce titre, le vol à voile est une remarquable école de vie, où s’affermissent la personnalité et les qualités humaines. Effectuer le bon choix au bon moment, quand on ne représente guère plus qu’une feuille au vent, exige le développement constant du sens de l’observation, de la patience, de la persévérance et de l’esprit de décision.

Plusieurs éléments déterminent la pratique de ce sport. D’abord, les conditions atmosphériques. Sans soleil, pas d’ascendance thermique et donc pas de vol. Ensuite, l’apprentissage des manoeuvres et le perfectionnement des appareils. Bien qu’en Belgique les vols en solitaire sont autorisés à partir de 16 ans, l’écolage est relativement long et difficile, et il s’effectue, bien sûr, sur des planeurs équipés de doubles commandes de vol. Parmi les différents types d’aéroplanes, les planeurs de compétition sont à présent équipés de manière très sophistiquée. En concours, pour justifier le passage à un point imposé, le pilote n’a plus besoin, comme jadis, d’effectuer une photographie. Désormais, l’assistance électronique d’un appareil GPS le fait pour lui. Le « mouchard », qui est au planeur ce qu’est la boîte noire aux avions, enregistre tout, les performances, les fautes et les infractions.

Malgré des conditions d’entraînement souvent perturbées par la météo, les pilotes belges jouissent d’une bonne réputation. Aucun de nos champions n’atteint toutefois les mille heures de vol par an, comme l’exige le top niveau mondial. Faute de temps à consacrer à un sport qui ne compte pas de pratiquant professionnel chez nous, les plus assidus atteignent à peine deux cents heures par an. Dès lors, la Fédération des clubs francophones de vol à voile (FCFVV) ne compte qu’une quarantaine de compétiteurs pour un peu moins de 700 membres. Et l’aile flamande, une dizaine seulement. Motif: l’espace aérien est plus limité en Flandre qu’en Wallonie, et celle-ci bénéficie en outre d’un relief plus favorable. Les 10 clubs francophones se répartissent sur 5 aérodromes: Verviers, Temploux, Tournai, Froidchapelle et Saint-Hubert, centre national et nerveux de la discipline, qui en accueille, à lui seul, la moitié.

Un obstacle à la pratique du vol à voile est peut-être son coût. Le prix moyen d’un planeur se situe aux environs de 2 millions de francs. L’indispensable remorque nécessite près de 250 000 francs. A chaque vol, le prix du remorquage se chiffre de 500 à 1 500 francs, selon l’altitude à laquelle le planeur est entraîné. Or une saison de vol à voile représente une trentaine de vols. La plupart des pratiquants ne disposent toutefois pas de leur appareil personnel. Ceux-ci se louent dans les clubs. Leur utilisation est facturée en minutes: de 8 à 15 francs, selon le type de planeur. Aux débutants qui lui demandent combien la pratique de ce sport leur coûtera, Marius Couhard, président de la FCFVV, joue toujours franc jeu: « Si vous n’avez pas de 40 000 à 50 000 francs à y investir par an, mieux vaut renoncer. Il y va de votre sécurité et de celle des autres. »

La qualité de compétiteur n’empêche pas, à défaut d’avoir trouvé l’indispensable courant ascendant, de se poser en catastrophe dans un champ ou un pré, loin de son point de départ. C’est la hantise des vélivoles, qui effectuent régulièrement des étapes de plus de 500 kilomètres. On dit « aller aux vaches » ou « se vacher ». Explication ? Le vol à voile s’est particulièrement développé après la Première Guerre mondiale, notamment en Allemagne, pays auquel le traité de Versailles avait interdit de construire des avions, mais pas des planeurs. A cette époque encore dangereuse, les pilotes en difficulté choisissaient, dès lors, de préférence une prairie occupée par des vaches, parce qu’ils avaient ainsi l’assurance que le lieu n’était pas miné.

Désormais, ce danger a disparu, mais l’atterrissage de fortune reste assez courant. Patrick Stouffs, sans doute le vélivole belge le plus expérimenté, en a peut-être déjà vécu une centaine. Chaque pratiquant possède donc son « dépanneur » attitré, une personne amie qui vient le rechercher, avec l’encombrante remorque, là où il s’est planté. Chaque vélivole a aussi d’innombrables anecdotes à raconter sur la manière dont il est accueilli dans ces conditions fâcheuses. Cela va du petit vin du pays partagé en toute sympathie à la menace, fusil au poing, de confisquer le planeur « qui appartient désormais au propriétaire du champ qu’il a envahi »…

Dangereux, le vol à voile ? Il y a trois ans, un accident mortel a fait deux victimes à Temploux. « Les incidents graves sont toutefois très rares, chez nous », affirme le président de la FCFVV. En revanche, ils sont beaucoup plus nombreux en France, dans les lieux dévolus à la pratique de ce sport, où les amateurs arrivent souvent fatigués après un long voyage, et s’adonnent immédiatement à leur sport. Les statistiques révèlent, en tout cas, un nombre accru d’accidents au premier jour de vacances.

C’est face à la difficulté et le stress qui l’accompagne que le pilote doit faire preuve de lucidité. « Quand on se trouve dans l’obligation d’aller aux vaches, il faut faire preuve de patience, mais ni se précipiter ni improviser, affirme Louis Dresse, autre compétiteur. En fait, il s’agit d’une manoeuvre de routine, qui se déroule sans heurts, si l’on a bien repéré l’endroit où se poser. » En effet, en manque de force d’élévation, un planeur ne se précipite pas brutalement au sol. L’évolution technologique a sans cesse amélioré la « finesse » des appareils, qui varie à présent de taux de 45:1 à 60:1. Cela signifie que, pour chaque mètre d’altitude perdu, le planeur progresse de 45 ou de 60 mètres. Bref, de quoi voir venir.

Envers de la griserie: la structure même du planeur, construction en toile, jadis, et en polyester, à présent, matières indécelables pour le radar, le menacent dans un espace aérien sans cesse plus encombré. « Nous sommes des intrus dans un espace contrôlé », sait Couhard. En effet, le planeur est interdit de circulation dans ces zones strictement surveillées, les plus vastes, où circulent en maîtres tous les autres appareils, parfaitement repérables, eux. S’y aventurer peut conduire le contrevenant à d’importantes sanctions, jusqu’au retrait définitif de sa licence.

Ce problème de communication et donc d’obéissance à des injonctions des tours de contrôle est, en réalité, inhérent à la philosophie du vol à voile. Celui-ci régit un aéroplane entièrement dépendant des éléments naturels et, à ce titre, partiellement incontrôlable. Or les zones non contrôlées, où il peut évoluer, sont de plus en plus réduites, surtout en Belgique, pays au réseau aérien très dense.

Ainsi contestée de nombreuses parts, la survie du vol à voile réside prioritairement dans l’adaptation technologique des appareils aux règles de la navigation aérienne. « Nous estimons que l’espace aérien est un bien de l’humanité qui ne doit pas être réservé exclusivement aux compagnies de transport et aux avions militaires », dit le président de la FCFVV. Dès lors, les vélivoles souhaitent un espace dans lequel leurs moyens de navigation et de communication particuliers avec les tours de contrôle seront également reconnus. Exemple : à Saint-Hubert, ils permettent d’informer en permanence la tour de contrôle des évolutions et de tout trafic prévisible de vol à voile. Un processus de reconnaissance de ces moyens propres est en cours. De la mythologie à la réalité, le rêve d’Icare tient toujours à un rayon.

Emile Carlier

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