Visite guidée àNew Guantanamo

Huit ans après, le correspondant du Vif/L’Express à New York est retourné à la base américaine où restent incarcérés les membres présumés d’Al-Qaeda. Le contraste est saisissant : l’Amérique fait tout pour restaurer son image.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

C’est une glace sans tain. On peut voir sans être vu. La fenêtre dans la porte blindée encadre un homme barbu assis sur un tabouret au centre du réfectoire. Il est accoudé à la table, tête levée vers un téléviseur dont il capte le son par des écouteurs à infrarouge. L’inconnu est vêtu, non de la célèbre tenue orange, mais d’un pantalon de toile blanche et d’une large tunique écrue, l’uniforme des détenus de Guantanamo. Derrière lui, deux hommes minces, peut-être arabes, discutent en marchant à pas lents, sourire aux lèvres, sans que l’on entende un mot de leur conversation.

Mais, de notre côté du mur, le couloir du camp 6 ultramoderne résonne de commentaires.  » Ils sont libres de leurs mouvements vingt heures par jour, souffle un garde. Les autres jouent au foot dans la cour en attendant de regarder la Coupe du monde.  »  » Ils disposent de 16 chaînes de télé « , glisse un autre.  » Y compris Al-Jazira « , ajoute le commandant de la prison, une petite dame à chignon brun, en treillis, qui savoure du coin de l’£il notre surprise à la mention du CNN arabe, longtemps honni par l’Amérique comme la voix du djihad.

On se détourne de la vitre, vitrine du Guantanamo new-look, pour découvrir nos hôtes. Cinq hommes et femmes, simples bidasses ou gradés, issus des 2 500 soldats de la Joint Task Force de la base, plantés comme de bons élèves en quête de félicitations. Et ce n’est pas la moindre bizarrerie de  » Gitmo  » (surnom familier de Guantanamo), la prison la plus connue au monde, un temps le cachot de quelque 800 captifs enfermés sans procès, que d’en voir les geôliers plaider leur propre cause. Et tenter de conjurer les images indélébiles, vieilles de huit ans, d’hommes en orange prostrés à genoux dans la caillasse ou enfermés dans des cages.

Qui ne les comprendrait ? Le lendemain de son serment inaugural, Barack Obama avait ordonné la fermeture dans l’année d’un symbole planétaire. Mais en laissant filer la date fatidique du 22 janvier 2010, le même président s’est plié aux réalités politiques qui l’ont finalement empêché de transférer aux Etats-Unis, dans une prison de haute sécurité de Thomson, dans l’Illinois [voir l’encadré page suivante], les 180 membres présumés d’Al-Qaeda encore emprisonnés. Il appartient maintenant à Guantanamo elle-même de prouver qu’elle mérite ce sursis. Pour l’honneur de l’armée et pour d’autres raisonsà

De retour après huit ans, en trois heures d’avion à hélice sur Air Sunshine depuis la Floride, on est sous le choc. A la base de ravitaillement navale, encore assoupie en 2002 sur cette pointe aride de Cuba, s’est adjointe une véritable ville de 6 000 habitants, militaires et contractuels civils, pour moitié affectés au complexe carcéral. Un demi-milliard de dollars ont contribué à la construction de sept prisons, mais aussi d’une vraie petite banlieue de pavillons gris égayée de bougainvillées et ponctuée d’aires de jeux. Guantanamo se targue aussi de ses équipements de loisirs : un golf de neuf trous veillé par les iguanes, des terrains de sport, deux piscines splendides, un pub anglais, des fast-foodsà

Camp X-Ray, cette enfilade de clapiers pour humains, n’a ouvert que trois mois, de janvier à la fin d’avril 2002 : c’est assez longtemps pour hanter à jamais sa conscience. Le lieu est toujours visible en contrebas de la route de la zone pénitentiaire. Vide et dévoré par les lianes. L’armée ne rechigne jamais à exhiber ces vestiges préservés sur ordre de Washington comme pièce au dossier en cas de procès pour violation des droits de l’homme. Ils accentuent le contraste et rappellent une nouvelle fois que Gitmo s’est refait une vertu. En partie, du moins.

L’étrange camp 7 reste, lui, hors limite. Situé dans un lieu toujours secret de ce bout d’île, et seulement ouvert à la CIA et aux représentants de la Croix-Rouge, il est dévolu à une petite quinzaine de prisonniers de  » grande valeur « , comme Khalid Sheikh Mohammed, réputé l’un des cerveaux du 11-Septembre.  » Tout ce que je peux vous en dire, c’est que ce n’est pas une oubliette, précise le contre-amiral Thomas Copeman, commandant en chef du complexe pénitentiaire. Il s’agit d’un quartier de haute sécurité standard, dont seule la population est spéciale. « 

L’endroit ressemblerait au camp 5, l’autre quartier de haute sécurité apporté en kit géant, murs, miradors et poignées de porte compris, via le port de Miami en 2004.  » Par respect pour les détenus « , on nous y invite cordialement à visiterà un bloc vide : enfilade de portes rouge sombre typique des taules américaines, munies de passe-plat à tiroir pour éviter les projections d’urine et d’excréments. Dans ce fief des  » récalcitrants « , les patrouilles antisuicide ont lieu toutes les trois minutes. Les sorties en groupe dans les courettes extérieures sont autorisées six heures par jour ; quatre heures pour les occupants du mitard, les derniers vêtus ici des fameuses combinaisons orange.

Mais 9 prisonniers sur 10 vivent ailleurs. Et mieux. Les  » coopératifs  » – en jargon local, ceux qui se conforment aux règlements et évitent d’agresser les gardes – ont même le choix entre deux prisons (camp 6 et camp 4) dotées des mêmes privilèges : télé à volonté, libre circulation dans l’enceinte et couvre-feu réduit à quatre heures par jour.

Sur le baby-foot, les visages des petits joueurs de plastique, représentation humaine impie aux yeux des intégristes, ont été rabotés à coups d’ongle. Mais le bois est orné de graffitis profanes.  » Je crois que ça veut dire : Mahmoud est le meilleur, venez prendre votre raclée « , indique le soldat. Le champion se trouve peut-être parmi les barbus qui palabrent dans le bloc voisin, visible derrière quatre rangées de grillages. Hormis les dortoirs, disposés librement, les autres espaces collectifs sont en plein air, protégés par un toit de tôle qui laisse entrevoir le ciel.  » Pour les Afghans, surtout, cette vie en commun, c’est le nec plus ultra, confie un gradé. Cela leur rappelle la famille, la maison. « 

A l’hôpital des prisons, où certains grévistes de la faim se présentent spontanément pour prendre leur repas par sonde nasale, le psychologue de service assure que les pathologies carcérales sont trois fois moins nombreuses dans ces camps collectifs que dans les établissements des Etats-Unis :  » Ils vivent ensemble ; ils s’entraident et s’écoutent. « 

Depuis une émeute en 2006, le commandement tente aussi d’améliorer ses relations avec les taulards. Chaque bloc élit un représentant ; moins un chef qu’un ambassadeur capable de pactiser avec les geôliers sur tous les sujets sensibles. Gitmo honore aussi son éminence occulte ; un  » conseiller culturel  » qui répond au nom de Zak. Ce mystérieux Jordanien, naturalisé américain, recruté comme consultant par l’US Army en Irak, est arrivé ici en 2005 avec femme et enfants. De l’amirauté au planton de base, du camp 4 au camp 6, cet ancien ingénieur au parler onctueux huile les rouages d’une machine fragile.

Il est aussi le mentor des jeunes gardes américains inexpérimentés. Mis à l’épreuve par les détenus, et menacés de cour martiale s’ils répondaient par la violence à une provocation, les novices sombrent dans l’amertume.  » J’essaie d’éviter qu’ils ne se braquent définitivement. Au nom des musulmans, je leur dis que l’attitude de ces prisonniers ne s’explique pas par leur nationalité ou leur religion. « 

Dans ce lieu de tous les doutes, on est prié de croire sur parole. Le contre-amiral Copeman assure que le nombre d’agressions de gardiens est tombé de 1 000 en 2009 à 60 cette année. Zak confirme :  » Après des années d’immobilisme, il y a eu du mouvement autour de Gitmo, et pour les détenus, enfin, une lumière au bout du tunnel.  » A la suite des vagues de 520 libérations et transferts, l’annonce de la possible fermeture du centre de détention a suscité l’espoir pour certains.

D’autant que les prisonniers ne sont plus coupés du monde. Ils peuvent désormais communiquer une fois par semaine avec leurs familles par téléphone, ou de visu par Skype. Outre la télévision, chaque unité, et même le camp 7, reçoit trois journaux quotidiens – un égyptien, un saoudien et USA Today. A la bibliothèque – un dépôt de 16 000 volumes en 18 langues – les chariots en partance pour quatre camps peuplés de doctorants et d’illettrés emportent des commandes éclectiques : Lucky Luke en français côtoie de prudes romans à l’eau de rose égyptiens. Seuls les choix dans les 115 DVD disponibles révèlent une étrange constance. Si les plus de 40 ans raffolent de documentaires animaliers ou de dessins animés, le karaté familial de Jackie Chan est plébiscité.

Le commandement offre aussi un programme de  » stimulation intellectuelle  » qui ressemble fort à un préalable à la réinsertion : alphabétisation en langue maternelle, cours d’instruction civique et socialeà  » On leur apprend aussi à écrire leur CV « , confie un sergent, retenant mal une moue incrédule. Les camps 4 et 6, les plus  » libres « , proposent des classes de dessin et d’art plastique, avec des professeurs civils payés par l’armée. C’est le seul moment où l’on attache les pieds des prisonniers au sol.  » Avec des chaînes capitonnées « , précise-t-on.

 » Un tiers des interrogatoires sollicités par les prisonniers « 

 » Des gens m’ont dit que le Guantanamo d’aujourd’hui ne pouvait être qu’un village Potemkine, un mensonge, ironise Paul Rester, chef du renseignement militaire de Gitmo. Mais savez-vous qu’aujourd’hui nous ne pouvons interroger un captif qu’avec son consentement ? Et qu’un tiers des interrogatoires sont sollicités par les prisonniers eux-mêmes ? Eux-mêmes ! Pour nous informer, nous désinformer, ou seulement pour s’épancher en présence d’un de nos 80 interprètes.  » Soit, mais pour donner quels renseignements, après huit ans en cellule ?  » Les villages ne bougent pas, les montagnes non plus, pas plus que ne changent les connexions personnelles « , rétorque cet ancien du Vietnam, d’Irak et d’Afghanistan, ulcéré par l’opprobre jeté sur les services de renseignement militaires.

Ce vétéran de la base, arrivé en 2002, ne nie pas la confusion qui régnait alors à Gitmo, où officiaient aussi les costauds de la CIA :  » Nous ignorions tout de ces détenus, issus de 34 nationalités. 60 d’entre eux avaient des contacts directs et inquiétants aux Etats-Unis. Et ils dépassaient pour beaucoup les compétences de nos jeunes militaires.  » S’il y a eu des bavures, comprend-on, elles n’ont jamais atteint le niveau des exactions de la prison irakienne d’Abou Ghraib.  » Les types libérés ont beau jouer les victimes de sévices, la vérité, c’est que nous obtenions bien des infos en leur offrant des Big Mac.  »  » Guantanamo est devenu le bouc émissaire de l’après-11 Septembre, poursuit Paul Rester. Mais l’Amérique et Gitmo, quoi qu’on dise, n’ont pas vocation à être les geôliers du monde. « 

philippe coste; P. C.

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