Il Parnasso, © PHOTOMONTAGE : LE VIF/L'EXPRESS - COLLECTION MR AND MRS GRAHAM GUND/©CY TWOMBLY FOUNDATION/PHOTO COURTESY GALLERY HEINER BASTIAN

Vif-argent

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le chef multiétoilé Pierre Gagnaire.

C’est une jolie rue, à deux pas des Champs-Elysées, que celle qui abritait jadis la dernière demeure d’Honoré de Balzac. Des touristes japonais y cherchent désespérément l’Arc de triomphe tandis que des messieurs pressés, accompagnés de dames chaussées en Louboutin, cherchent en vain à géolocaliser leur chauffeur, téléphone portable à la main. La Chambre de commerce n’est pas loin, les palaces non plus. Et pendant que tout ce petit monde vibrionne, des émirs flânent avec des femmes voilées de la tête aux pieds au milieu des premières feuilles d’automne. Vous découvrez alors, adossée à un hôtel 5-étoiles, l’entrée discrète du restaurant parisien 3-étoiles au Guide Michelin de Pierre Gagnaire.

Elu  » meilleur chef du monde  » par ses pairs lors du classement 2015 du magazine Le Chef, totalisant aujourd’hui 17 étoiles et 14 restaurants dans le monde entier (Las Vegas, Hong Kong, Londres, Séoul…), Gagnaire a choisi son fief historique pour se livrer à l’exercice de notre Renc’art. Bois vernis, tapis soyeux, murs recouverts de palissandre aux tonalités claires, tapisseries mêlant feuilles de papier, dessins vieillis ou recettes anciennes… L’ambiance est tamisée, la décoration éclectique et le plafond cuivré. Sans être envahissantes, les oeuvres d’art sont omniprésentes. Une installation de Fabien Chalon dans l’entrée, un immense Alechinsky dans  » le petit salon « , des Tàpies sur tous les murs et du jazz en musique de fond. A 10 heures, ce matin-là, on entend le maître d’hôtel prendre les réservations tardives de clients que l’on devine en pleine négociation pour obtenir une table à midi.  » Pour le soir, il faut prévoir un mois à l’avance « , souligne l’attaché de presse qui vient de débarquer de l’autre bout de Paris. Il ne restera pas longtemps, mais il avait envie d’assister au début de l’interview :  » C’est toujours très intéressant d’écouter le chef discuter d’art…  » Il suspend sa phrase et termine en baissant les yeux :  » Comme sur à peu près tous les sujets, d’ailleurs.  » D’autant que ça lui fait vraiment plaisir, au chef, de parler d’autre chose que de cuisine ou de recettes à transmettre.  » Rien ne l’ennuie plus que de faire la fiche technique d’une recette pour quatre personnes pour un magazine. Avec lui, tout marche au coup de coeur, c’est un cuisinier émotif, un spontané.  » Concernant le nombre d’étoiles et de restaurants, l’attaché de presse flotte légèrement :  » Avec lui, ça monte tellement vite que je préfère vérifier avant de dire une bêtise.  »

Arrive l’intéressé, grand, décoiffé, le poil brillant, étincelant dans son costume blanc. De l’aura, de la présence. Il vous tend une main moelleuse :  » Pierre Gagnaire, c’est vraiment du n’importe quoi, non ? Pardon, pardon, pardon !  » implore-t-il, l’air sincèrement embarrassé d’être en retard au rendez-vous. Plus qu’un grand cuisinier, c’est un homme vif-argent qui s’installe à cette table qui ronronnait un brin. S’excusant une seconde fois, il explique qu’il y avait une fuite d’eau dans un des restaurants et qu’il fallait régler le problème le matin même.  » Remarquez, l’art c’est un peu une fuite d’eau aussi. C’estl’imprévisible qui nous guide « , affirme-t-il en lustrant sa barbe de sa main droite. Un imprévisible que l’on maîtrise jusqu’à un certain point mais au-delà duquel il faut lâcher prise ! De grands gestes, des petits tics, Gagnaire est un homme qui s’agite entre deux émotions :  » C’est l’insécurité qui donne du sens à ma vie, un petit moteur pour rester optimiste et naïf. C’est important d’avoir ce petit rayonnement en soi, il permet de rendre le monde autour de soi un peu plus doux, un peu plus tendre. Mais cela, c’est au-delà de l’art.  »

 » L’art, ça ne s’apprend pas, ça se ressent  »

Impossible pour cet amateur d’art d’isoler ses oeuvres favorites. Quand il aime, ce n’est pas à moitié. Il peut aimer moins, certes, mais toujours passionnément. Un artiste, pour lui, c’est avant tout des univers ; des univers qu’il s’apprête à évoquer avec sa voix légèrement rocailleuse accompagnée de ses regards bleu profond. En cuisine ou en matière d’art, Gagnaire ne s’en cache pas, il est autodidacte. Pas de discours savants donc, pas d’explications sur le  » comment du pourquoi « . Le chef précise qu’il n’a pas les clés car son oeil se pose avant tout sur ses émotions. Il s’empare alors de la tablette que nous lui tendons et s’arrête devant Il Parnasso de Cy Twombly. Un large sourire s’imprime sur son visage toujours un peu perplexe à l’idée de révéler ce qui lui plaît tant dans ce tableau. Il prend le temps de la réflexion – quelques secondes à peine – et donne le ton de ce que sera cet entretien :  » L’art, ça ne s’apprend pas, ça se ressent. Ça s’impose.  »

Lui, par exemple, c’est en lisant un article dans Télérama, il y a plus de vingt ans, qu’il a ressenti son premier choc :  » J’ai toujours gardé en mémoire ce tableau de Philippe Charpentier reproduit dans le journal, c’était tellement fort et violent. Quelques mois plus tard, je gagne un peu d’argent, je cours à la galerie, le tableau était toujours là et je l’ai acheté.  » Première toile, première acquisition, première pièce d’une longue série… Le chef avoue collectionner  » un peu, mais que des choses raisonnables « . Jusqu’à son premier coup de coeur, il n’avait jamais mis les pieds dans un musée ou si peu. Dans un milieu comme le sien, l’art était loin d’être une priorité. Un père restaurateur et autoritaire, une famille nombreuse plantée dans la ruralité, il commence son apprentissage à 14 ans dans la cuisine familiale pour le poursuivre à 15 ans à peine chez Paul Bocuse. Pourtant la cuisine, il déteste :  » J’ai mis des années à accepter ce métier qu’on m’avait imposé. En quelque sorte, la cuisine a été ma thérapie.  » Il confie alors que ce qui le touche sans doute le plus chez Twombly, c’est sa manière de peindre, comme un enfant. Comme ces gosses qui se saisissent de crayons de couleur pour extérioriser leurs traumatismes, leurs espérances ou leurs désarrois. Une touche que l’on retrouve dans les assiettes de Gagnaire, dont l’impatience et l’instinct le font furieusement ressembler à une oeuvre du peintre américain.

 » Parce que j’aime les gens  »

Midi tapante, les clients commencent à affluer. Dos à l’entrée mais l’oreille aux aguets, le chef vous prie de l’excuser un instant,  » juste le temps d’aller saluer à une table avant de revenir « . Au loin, vous l’observez accueillir, installer et se soucier du bien-être de ses clients. En passant, il fait visiter la cuisine à deux hommes d’affaires ou s’arrête auprès de ce couple, fraîchement débarqué de Sao Paulo et qui aimerait tant qu’il pose avec lui sur la photo. Il fait un crochet en cuisine, s’inquiète que l’on n’ait pas  » allumé  » l’installation de Chalon, s’active un peu près du bar et revient. Plutôt rare dans un restaurant que le chef himself donne autant de sa personne. Mal à l’aise, Gagnaire incline le regard et chuchote :  » Oui mais moi, c’est parce que j’aime les gens.  »

 » Le bricoleur de goût « , comme il se surnomme, enchaîne avec Deming, Nouveau Mexique de Bernard Plossu, un photographe qui s’emploie à capturer  » la simplicité des choses. Rien de spectaculaire mais une image simple qui exprime un bout de vie. Cela m’émeut beaucoup.  » Une photo modeste qui lui rappelle l’époque où, jeune, il faisait du stop en Amérique du Sud ou qu’il embarquait pour son service militaire sur un bateau qui finira coulé au large du détroit de Gibraltar :  » On rentrait d’une croisière en mer quand nous avons été éperonnés par un pétrolier russe. On se relayait au poste avec un copain et c’est lui qui est mort à ma place. Vous voyez, c’est ça la vie… Sans que vous le vouliez, il se passe des choses qui changent irrémédiablement votre trajectoire. Je me voyais cuisinier sur Le France et je suis là, aujourd’hui, devant vous.  »

Parfois, aussi, il faut savoir prendre des décisions difficiles, comme celle de se mettre en faillite personnelle quand votre restaurant prend l’eau. Nous sommes en 1995, Gagnaire a 45 ans, il perd du coup ses trois étoiles Michelin, ses quarante employés et sa première vie à Saint-Etienne. De la faillite, rien ne réchappe, sauf peut-être ce fameux tableau de Philippe Charpentier.  » Amusant, non ?  » Le cuisinier surdoué décide de tenter sa chance à Paris, dans cet espace rue Balzac qu’il parvient à louer pour une bouchée de pain. Il se remet à remplir des assiettes, sa raison de vivre et aussi le seul moyen qu’il ait jamais trouvé pour traduire et partager ses émotions. Gagnaire I est mort et c’est un phénix qui ressuscite pour récupérer ses étoiles. Le chef ouvre ensuite Le Gaya (Paris) qu’il peuple de photos d’art de Willy Ronis, Rip Hopkins ou Martin Parr, bref, tous les grands noms de la photographie. Loin de se borner à la déco ou de vouloir séduire ses clients, c’est uniquement pour lui-même qu’il en accroche autant dans ses restaurants :  » Peut-être que si j’évoluais dans des décors somptueux comme certains de mes copains, je n’aurais pas eu besoin de mettre autant d’oeuvres d’art autour de moi… En attendant, ça m’apaise de les regarder tous les jours, elles clarifient mes pensées et me nourrissent d’ondes positives.  »

 » Faire ce qu’on dit et dire ce qu’on fait  »

Pour conclure, Gagnaire a retenu le Mucem, le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, à Marseille, dont l’architecture faite de  » transparence  » le transporte. Transparence : un beau mot et sans doute celui qu’il préfère dans la langue française car il lui insuffle une manière de vivre, la sincérité, l’intégrité,  » faire ce qu’on dit et dire ce qu’on fait « , son mantra à lui pour une vie  » élégante « . Tapi dans son fauteuil, le vieux lion révèle alors s’être mis à pleurer lorsqu’il a visité pour la première fois ce bâtiment conçu par l’architecte français Rudy Ricciotti.  » Un vrai génie, mais complètement fou, ce type. Depuis, il est devenu un ami.  » Et de préciser aussitôt que, d’ordinaire, il n’aime pas rencontrer les artistes :  » La plupart du temps, on est déçu tant ils sont rarement à la hauteur de leur oeuvre.  » En tout cas, pour créer, il faut quand même être un peu  » agité du bocal « , estime-t-il en joignant les mains.  » Je le suis moins maintenant, même si apparemment, je serais un peu spécial quand même.  » Un serveur se faufile et, saisissant le mot du chef, lâche en souriant :  » Non, Pierre Gagnaire, c’est surtout une petite flamme.  »

Dans notre édition du 29 septembre : Vincent Delerm.

PAR MARINA LAURENT – PHOTO : DEBBY TERMONIA

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