Vian Sous les toits de Boris

L’auteur de L’Ecume des jours est mort il y a cinquante ans. Mais sa tanière parisienne demeure intacte. Le Vif/L’Express a pu la visiter. Un voyage fantastique dans l’univers de cet inventeur de mots, de musique… et d’objets.

C’est comme s’il venait tout juste de claquer la porte. Comme s’il était seulement parti pour cette projection de J’irai cracher sur vos tombes au cours de laquelle il succomba à une attaque. C’était le 23 juin 1959, à 10 h 10, voilà un demi-siècle. Boris Vian avait 39 ans. Et pourtant, rien, strictement rien, n’a changé dans son étonnant appartement parisien du 6 bis, cité Véron, toujours propriété de sa veuve, Ursula. L’Underwood portative sur laquelle il a tapé L’Arrache-c£ur semble l’attendre sur son bureau et le piano de bastringue Hanlet en bois clair où il inventa Le Déserteur est toujours là – mais ne sert pas de whisky-eau de Seltz, contrairement au  » pianocktail  » de L’Ecume des jours…

A l’occasion du cinquantenaire de la mort de Boris Vian, Le Vif/L’Express a exceptionnellement été autorisé à pénétrer dans ces lieux. Ce labyrinthe de planches et de verre, le romancier trompettiste ne s’est pas contenté de l’habiter, il l’a quasiment façonné de ses mains et parsemé de dizaines d’objets dont l’histoire finit par dessiner celle de sa vie. Pour ce cinquantenaire, et avant la consécration suprême avec l’entrée en Pléiade (voir l’encadré), le Livre de poche a eu la bonne idée de choisir 33 de ces objets intimes pour illustrer les couvertures des £uvres du  » prince de Saint-Germain-des-Prés « . Ils forment comme un jeu de piste dans le royaume de la cité Véron.

C’est en 1953, alors qu’ils habitent une soupente, boulevard de Clichy, que Boris et Ursula – affectueusement surnommée  » Ourson  » – tombent sous le charme de ces anciennes loges du Moulin-Rouge naguère occupées, dit-on, par Mistinguett. On y accède par une délicieuse ruelle parisienne pavée, qui part juste à gauche du célèbre cabaret de la place Blanche. Ce trois-quatre-pièces, situé au deuxième étage et demi (rien n’est jamais simple avec Vian…), fait près de 80 mètres carrés. Le moindre de ses agréments n’est pas l’immense terrasse, partagée avec le voisin, un certain Jacques Prévert. En une troublante révolution copernicienne, elle vient se perdre sur l’arrière du Moulin-Rouge, que les cartes postales du Paris éternel ne nous ont pas habitués à voir sous cet angle déroutant.

Ce sont les  » casseurs de Colombes « , une bande de joyeux mécaniciens amis de Boris, qui se chargent de porter les cartons du déménagement.  » Pour la première fois de sa vie d’homme, Vian a eu le sentiment de s’installer quelque part « , explique, en habituée des lieux, Nicole Bertolt, coauteur, avec François Roulmann, du très beau Boris Vian. Le swing et le verbe (Textuel). En cette année 1953,  » Bison ravi  » (anagramme de Boris Vian) a 33 ans et, contrairement au mythe de l’insouciante atmosphère de Saint-Germain-des-Prés, cogite dur. La trompette lui est formellement interdite par son médecin. Son premier mariage, dont sont nés son fils, Patrick, et sa fille, Carole, a fini par se déliter, lorsque son épouse, Michelle, est devenue la maîtresse  » officielle  » de Jean-Paul Sartre – le Jean-Sol Partre de L’Ecume des jours. Certes, ses polars signés Vernon Sullivan – J’irai cracher sur vos tombes, Et on tuera tous les affreux… – lui ont rapporté argent et succès, mais au prix d’une ribambelle de procès, intentés par le Cartel d’action morale et sociale, qui l’ont lessivé. Quant à ses romans, ils font un four en librairie…

Bricoleur de génie

En bon ingénieur, l’auteur des Bâtisseurs d’empire a, cité Véron, tout fabriqué de ses mains. Rien n’a changé : la chambre sur le toit, où il venait parfois se reposer ; les bibliothèques ; le double lit superposé permettant à Ursula, danseuse, de se glisser sous ses draps sans le réveiller, la nuit, au retour d’un spectacle (et, pour se passer livres et mots doux d’une couche à l’autre, un ingénieux système de poulies).  » J’ai joué les Le Corbusier en petit « , dira-t-il. Boris Véron a pris possession de la cité Vian. Pour fêter son mariage, le couple case une centaine de personnes sur l’immense terrasse. C’est Boris lui-même qui, sur le poêle à mazout, prépare b£uf en daube et tartes aux pommes. Les jeunes mariés improvisent la  » danse de l’Ourson et du Bison « .

 » Comme il était très grand et se cognait partout, il était très attentif à l’organisation de l’espace « , révèle Nicole Bertolt. Témoin cette étrange chaise qu’on dirait conçue pour un échassier que Vian a méticuleusement confectionnée. Entre deux séances d’enregistrement aux studios Philips, dont il fut conseiller artistique, il y glissait ses longues jambes avant de déployer une activité prodigieuse : chansons (J’suis snob, Je bois…), chroniques pour Jazz Hot, opéras, peintures (plusieurs de ses toiles futuristes ornent encore les murs)… La tanière du 6 bis, cité Véron, prend même parfois un tour franchement surréaliste : voyant que la baignoire qu’il compte installer est plus longue que la salle d’eau, il abat une cloison et prend ses bains la tête dans la chambre…

Ce vaisseau échoué sur les ailes du Moulin-Rouge cache une salle des machines : le fameux atelier, jumeau de celui de l’oncle bricoleur de La Java des bombes atomiques. Pas un écrou ne manque. On y trouve toujours l’établi usé par le marteau, une pelle, des scies, des tiroirs débordant de tournevis et de râpes, une calandre de voiture, des roues… C’est ici que ce fou de jazz fabriquera lui-même sa chaîne hi-fi, avec des pièces venues d’Angleterre, suivant les plans de la revue Son.

Ses verres de protection pour souder et les élégantes lunettes qu’il portait pour conduire sa Morgan décapotable ont rejoint la bibliothèque, au milieu d’une invraisemblable accumulation d’objets, qui cachent en partie les £uvres complètes de Jarry, des recueils d’Apollinaire, des romans dédicacés par Marcel Aymé et des piles de disques de jazz.  » Vian n’était pas collectionneur, mais il accordait beaucoup d’importance à ces objets, qui avaient tous une histoire, commente Nicole Bertolt, à l’origine des couvertures du Livre de poche. Il était ingénieur et adorait tirer une languette ou remonter un mécanisme… « 

Entre un beau Fly-Tox bleu, un crâne, un magnifique robot fifties, les phares et la plaque d’immatriculation de sa fameuse Brasier 1911, on découvre deux figurines – une fillette blonde en robe bleue et un garçon en costume rouge – qui, grâce à un ingénieux système d’aimants, s’embrassent si on les rapproche. Ces deux amants un peu kitsch ont évidemment été choisis pour la couverture de L’Ecume des jours… Un étonnant petit tank-tirelire en métal dans lequel on a planté une fleur rose renvoie, lui, immanquablement, au célèbre Déserteur.

Le refuge rassurant de la cité Véron ne suffit pourtant pas à étancher les crises d’angoisse de Boris. Parfois, il se réveille la nuit et glisse à Ursula :  » Je vais crever, mais si seulement ça pouvait attendre…  » Les amis qui passent – Raymond Queneau, Miles Davis, Max Ernst, Henri Salvador… – ne parviennent pas non plus à éteindre ces crises mélancoliques. Bien sûr, il y a les joyeux drilles du Collège de pataphysique qui l’égaient un peu. Quand ils se réunissent sur sa terrasse – rebaptisée  » Terrasse des trois Satrapes  » en l’honneur de Vian, Prévert et du chien de ce dernier, Ergé – il s’amuse à sonner l’appel avec son fameux cor à gidouille à 18 tours, lui aussi pieusement conservé dans la bibliothèque.

Le 11 juin 1959, justement, le Collège de pataphysique se retrouve sur la terrasse pour élever Henri Salvador au grade de  » satrape « . On boit, on rit, on est heureux comme des  » collégiens « . Le son du cor fend joyeusement l’air de la place Blanche. Douze jours plus tard, Boris Vian, convié à la projection de J’irai cracher sur vos tombes, s’éclipse matinalement, prenant bien garde de ne pas réveiller Ursula. Il ferme doucement la porte. Pour la dernière fois.

Le Livre de poche échelonne sur toute l’année 2009 l’édition de 33 titres de Boris Vian avec de nouvelles couvertures. Une douzaine de volumes sont déjà sortis.

à lire aussi : Boris Vian, par Marc Lapprand et François Roulmann. Découvertes-Gallimard (sortie début mai) ; et Boris Vian. Le sourire créateur, par Valère-Marie Marchand. L’Archipel, 400 p., avec un CD.

Pour tout renseignement sur les événements organisés pour le cinquantenaire, consulter le site de la Fond’action Boris Vian : www.borisvian.org

l Jérôme Dupuis

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