» Utiliser les ressources sans les gaspiller « 

L’ex-navigatrice britannique entend démontrer, avec sa fondation, que l’économie circulaire est plus qu’une solution d’avenir, un changement de modèle. Et un levier de croissance. Rencontre sur l’île de Wight avec une femme d’énergie.

Le Vif/L’Express : D’où vous vient cette passion pour l’économie circulaire ?

Ellen MacArthur : En faisant le tour du monde à la voile, j’ai réalisé que l’économie telle qu’elle tourne actuellement ne fonctionne pas, car, sur terre comme en mer, les ressources sont limitées. J’ai pris conscience de ce que voulait dire le mot  » fini « , et c’est cette prise de conscience que je veux transmettre. Comme j’aime la mer, la nature, les animaux, et que j’ai horreur des poubelles flottantes au milieu des océans, on pourrait imaginer qu’il s’agit d’un souci écologique. Mais ma fondation s’occupe en priorité d’économie, pas d’environnement, car, plutôt que de m’indigner, j’ai préféré tenter de comprendre pourquoi ces décharges sont là et trouver la solution pour que les plastiques ne soient plus rejetés en mer. Si on ne voit pas les choses de haut, de manière globale, on n’arrive à rien. Vous pouvez toujours trier vos déchets, cela ne changera pas grand-chose si le système lui-même continue à polluer. L’écologie  » traditionnelle  » tend à ne pas souhaiter le dialogue avec le monde de l’entreprise, ce qui me semble contre-productif. Il faut trouver des solutions positives, plutôt que de se focaliser sur la minimisation des effets négatifs.

Mais vous ne connaissiez rien à toutes ces questions !

Justement, à partir de 2005, et durant trois ans, je me suis formée, tout en continuant à faire de la voile, pour comprendre la façon dont fonctionnent les flux de ressources dans l’économie globale. J’ai pris mon téléphone et j’ai demandé à des tas de gens de m’expliquer cela dans leurs secteurs de compétences. J’ai rencontré des économistes, des professeurs, des fermiers, des experts de l’énergie, des chefs d’entreprise. J’ai travaillé avec E.ON (NDLR : grand groupe allemand dans le secteur de l’énergie), j’ai visité des centrales à charbon, des écoles… Le conseil régional de l’île de Wight, où je vis, m’a aussi proposé de travailler sur des cas concrets durant neuf mois. Et, en 2010, j’ai officiellement lancé ma fondation.

En quoi consiste l’économie circulaire ?

Aujourd’hui, 80 % des produits de consommation courante sont détruits après usage, au lieu d’être recyclés. Non seulement cela pollue, mais la valeur de ces produits est perdue. Dans une économie circulaire, chaque objet est conçu pour être déconstruit, réparable, et chacun de ses éléments, réutilisé. Soit ces éléments d’un produit que l’on possède ont un  » passeport  » pour que l’on suive leur trace afin de les réutiliser une fois l’objet restitué lorsqu’il ne fonctionne plus, soit on loue ce produit (voiture, téléphone, machine à laver…) à une entreprise qui le récupère ou le répare, puis le remet dans le circuit. Une table en bois peut être recyclée en aggloméré, puis en sciure, qui sera brûlée pour le chauffage. Résultat : zéro perte. Et une nouvelle valeur créée à chaque étape. Beaucoup de gens s’imaginent que l’économie circulaire est affaire de déchets, mais c’est avant tout une question d’économie, un système de flux de matériaux qui peuvent être utilisés aujourd’hui, et qui le seront encore dans cent ans.

Ce principe existe depuis des millénaires…

Oui, jusqu’à la révolution industrielle, tout était biodégradable, et l’économie circulaire a prouvé son efficacité depuis des milliards d’années sur cette terre, puisqu’elle s’inspire des systèmes vivants. L’idée n’est évidemment pas de revenir en arrière, mais au contraire d’aller de l’avant, car le monde a évolué. Et de reproduire ces principes millénaires en les adaptant à notre économie industrielle actuelle. Pas question, donc, de revenir à la bougie ! La révolution industrielle a changé nos vies, souvent pour le mieux. Mais nous savons à présent que ce système linéaire ne peut plus durer parce qu’il y a de plus en plus d’humains sur la planète, de plus en plus de pression sur les ressources naturelles. Et parce que, du fait de la raréfaction de celles-ci, leurs prix grimpent en flèche.

Cette lutte contre le gaspillage est-elle aussi une affaire de morale ?

Difficile de découpler les deux. Mais je dirais que c’est d’abord une question d’économie, parce que, si nous voulons rester en bonne santé, trouver du travail, nous nourrir correctement, personne n’a intérêt à ce que le système s’écroule… Ma fondation ne décrète pas ce qui est bien ou ce qui n’est pas bien, ce qu’il faut faire ou ne pas faire. L’objectif est juste de se concentrer sur des solutions qui fonctionnent. Et, quand les gens verront que c’est viable, alors, comme moi, ils changeront leurs comportements. S’ils voient qu’avec l’économie circulaire le système actuel peut tenir, bien qu’il semble condamné à terme, alors, oui, je pense que cela peut les motiver. Nous travaillons beaucoup, à la fondation, sur l’éducation des jeunes. Ils ne veulent pas de leçons de morale, ils veulent une société qui fonctionne.

L’économie circulaire suppose un autre rapport à la notion de propriété. Est-ce si facile de changer ?

Là encore, c’est une question non de morale, mais de gestion des flux. Le recyclage ne peut fonctionner qu’à condition de renoncer à garder nos vieux portables dans un tiroir, alors qu’ils peuvent être réparés et remis sur le marché. Si on veut en garder la propriété, alors le flux s’arrête. Moi, plutôt que d’acheter et de jeter, je préfère louer une voiture, une machine à laver, un téléphone, qu’on me remplacera à la première panne et qui seront ensuite remis dans le circuit. L’économie circulaire, c’est la fin de l’obsolescence programmée. L’étude que nous avons fait réaliser par le très sérieux cabinet américain McKinsey prouve que cela est rentable à la fois pour l’utilisateur et pour le fournisseur, sans porter atteinte aux ressources de la planète.

Beaucoup d’entreprises misent pourtant sur l’obsolescence programmée…

Aujourd’hui, l’essentiel de la croissance naît de la consommation toujours plus importante de ressources, donc du gaspillage. Toute la question est d’arriver à découpler la croissance de ce système sans avenir, et de créer des richesses sur une autre base. Les études que nous avons réalisées prouvent que l’on peut être prospère tout en misant sur une réutilisation raisonnée des ressources. Il s’agit donc de se servir de ces ressources et non de les consommer. Beaucoup de très grosses entreprises françaises comme Renault, Castorama ou Michelin appliquent déjà ce principe. Aux Etats-Unis, ce fabricant a par exemple une offre poids lourds qui permet d’acheter du kilométrage, et non les pneus eux-mêmes, qui sont récupérés et remis dans le circuit. Philips a, pour sa part, créé un service de contrat de lumière. Je dis ce dont j’ai besoin, et l’entreprise fournit le matériel, l’installe avec ce qui marche le mieux, puis remplace les lampes ou les ampoules quand il faut les changer. Renault, lui, remet déjà à neuf des milliers de moteurs et de boîtes de vitesses dans son usine de Choisy-le-Roi (Val-de-Marne, sud-est de Paris), l’une des plus rentables du groupe. Et, si ce n’est pas réparable, cela repart à la fonderie, mais rien n’a été gaspillé. Or nous ne sommes encore qu’au tout début de l’aventure ! Ce système fonctionnera vraiment lorsque les gens ne se diront pas :  » Je veux une maison issue de l’économie circulaire « , mais plutôt :  » J’ai fait le tour de toutes les options possibles et celle-ci me convient parce que c’est la moins chère, la plus performante et la plus qualitative.  » Les Vélib’ ou les Autolib’, à Paris, ont du succès parce qu’ils facilitent la vie et non parce qu’ils répondent à de bons sentiments. Mais ce nouveau paradigme ne s’imposera pas du jour au lendemain, car il faut d’abord changer le système, notamment en bannissant les matériaux très peu recyclables comme le PVC. C’est un processus en cours qui nécessite, c’est vrai, une transition économique, politique, fiscale et… mentale.

Comment changer les mentalités ?

Ma fondation y travaille en prouvant par des études très sérieuses que l’économie circulaire est rentable pour tous. Nous mettons aussi l’accent sur l’éducation dans les lycées ou les universités. Et je peux vous dire que, contrairement aux anciennes générations, les jeunes s’intéressent non à la propriété, mais à la modernité. Ils veulent le dernier modèle de voiture, de téléphone portable, d’ordinateur. Et, s’ils peuvent l’obtenir à moindre coût en le louant plutôt qu’en l’achetant, ça leur va très bien. Surtout s’ils n’ont pas, en plus, à s’occuper des problèmes d’entretien. Les modes de vie et de consommation changent et le système devra bien s’y adapter. Le changement de modèle que je propose préserve la croissance, l’environnement et notre mode de vie. L’économie circulaire est aussi l’occasion de créer des emplois dans de nouveaux secteurs. A Davos, un sidérurgiste britannique a reconnu qu’il avait toutes les infrastructures pour recycler l’acier et que cela pouvait devenir un vrai levier de croissance pour ce secteur. L’économie circulaire suscite un intérêt exponentiel !

www.ellenmacarthurfoundation.org/fr

Propos recueillis par Olivier Le Naire

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