Une voie à suivre, avec prudence

Il existe en Belgique des personnes dont la langue n’est pas celle de la majorité de la région où elles vivent. Ces citoyens belges entretiennent avec l’Etat des liens anciens, solides et durables. Ils constituent des communautés représentatives et ils manifestent la volonté de préserver ce qui fait leur identité commune, notamment leur culture et leur langue. Compte tenu de ces caractéristiques générales retenues par la Convention européenne des droits de l’homme, il y a donc bien, en Belgique, des « minorités nationales » susceptibles de se voir garantir une série de droits les protégeant, dont la liberté d’utiliser leur propre langue.

Tel est, en substance, le constat adopté le 18 mars, à l’unanimité et trois abstentions, par la commission des questions juridiques et des droits de l’homme du Conseil de l’Europe. Elle était appelée à se prononcer sur le rapport établi pour cette instance européenne (43 membres) par la Suissesse Lili Nabholz-Haidegger. Et voilà que toute la Belgique communautaire s’agite en huées ou en applaudissements autour d’une observation à la portée du premier touriste venu : des francophones vivent en région flamande, des Flamands et des germanophones vivent en Wallonie. La « découverte » est, en soi, d’une parfaite banalité. Les suites juridiques ou politiques qu’elle suggère ont, en revanche, de quoi secouer vigoureusement le cocotier noir-jaune-rouge.

Au-delà des encouragements angéliques à « prendre des mesures effectives pour promouvoir la tolérance et le dialogue entre les groupes linguistiques », le rapport Nabholz recommande, en effet, à la Belgique (comprenez: aux 7 assemblées parlementaires du pays qui doivent obligatoirement se prononcer) de ratifier sans réserve la « convention-cadre pour la protection des minorités nationales », déjà signée par le gouvernement fédéral. Si c’était le cas, les francophones de Flandre, mais aussi les Flamands de Wallonie, notamment, pourraient par exemple disposer sans entrave de leurs infrastructures culturelles et sportives, diffuser publiquement des informations dans leur langue, créer et gérer leurs écoles, et, bien entendu, jeter la circulaire Peeters aux orties. Les parlementaires pourraient aussi décider, sans contrevenir à la convention-cadre, de limiter ces droits aux seules communes à facilités.

On n’en est pas là, et il n’est pas certain du tout qu’on y arrive jamais. Il n’est même pas garanti que le rapport sera voté tel quel en séance plénière au Conseil de l’Europe, prévue à Strasbourg vers le 23 avril. Car, d’ici là, les lobbyistes flamands vont s’activer à infléchir la tendance, espérant rééditer le « coup » de 1998. Un rapport presque analogue, signé à l’époque par un autre Suisse, Dumeni Columberg, avait alors été amendé et vidé de sa substance. La veille du vote, le Premier ministre Jean-Luc Dehaene avait téléphoné lui-même à Columberg, stupéfait, pour le mettre sous pression.

Que se passera-t-il si le rapport – faisons l’hypothèse – est adopté, intact, à Strasbourg ? Rien, ont déjà juré les autorités politiques flamandes, n’admettant comme unique minorité nationale que celle des germanophones, et répétant qu’après tout le Conseil de l’Europe n’émet que des recommandations. Tout deviendra possible, pensent au contraire les plus militants des francophones. A l’origine de l’initiative strasbourgeoise, le député FDF Georges Clerfayt voit ainsi dans la convention-cadre « le levier nécessaire et suffisant pour résoudre les problèmes des francophones de la périphérie », et même au-delà. Cela prendra peut-être encore des mois, voire des années, admet-il, mais la Belgique ne pourra pas ignorer la convention-cadre, sous peine de se mettre au ban de l’Europe.

Comme si elle avait pressenti ces deux lectures extrêmes (lire aussi l’analyse de Jean-Paul Nassaux, page 26) , Mme Nabholz-Haidegger a, dans son rapport, ces mots pour le moins lucides: « Il me semble que les espoirs que les francophones mettent dans la ratification sont tout aussi exagérés que les craintes que les néerlandophones y associent. » La Suissesse a sans doute bien mieux compris la Belgique que ce qu’en disent ses détracteurs… Elle sait aussi que, si un Etat signataire de la convention-cadre s’oblige moralement à en suivre les préceptes, tout dépendra d’abord de la volonté politique de ses organes législatifs à les appliquer. Cette volonté, aujourd’hui, fait clairement défaut au nord du pays, incapable de concevoir son épanouissement en dehors d’une homogénéité territoriale et linguistique. S’y ajoute la mauvaise foi d’un Vic Anciaux, ex-Volksunie, qui « ne comprend pas » pourquoi des francophones souhaitent être reconnus comme minorité. Sans doute ne lit-il pas les journaux, pas plus que les documents européens soulignant, contrairement à ce qu’il prétend, qu’une minorité peut aussi se définir « au niveau d’une entité inférieure à l’Etat ». En Région flamande, par exemple.

On le voit, le rapport Nabholz apporte des arguments, pas des solutions. Le bon sens commun voudrait pourtant que la Belgique, chantre des droits de l’homme et donneuse de leçons internationales, signe, les yeux fermés, une telle avancée démocratique. Qu’elle rejoigne au plus vite les 34 autres Etats qui se sont engagés à protéger leurs minorités. Mais, au pays des taxes wezembeekoises à zéro euro et des missions diplomatiques à l’étranger en triples exemplaires, le bon sens ne suffit pas. ?uvre jamais achevée, notre édifice fédéral s’est construit en quatre décennies de bricolages astucieux, de compromis soupesés et d’équilibres fragiles. Appliquer la convention-cadre sans l’adapter patiemment au mode d’emploi belge serait périlleux, voire suicidaire. Ne pas l’appliquer du tout serait indigne et scandaleux.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire