Une virée chez les Vlaamse Brusselaars

De moins en moins nombreux, les Flamands de Bruxelles font de plus en plus parler d’eux. A côté de la vieille génération se distingue une jeunesse urbaine multilingue, dynamique et ouverte aux autres cultures.

Une pintje au Monk ? Un concert jazzy au Roscam ? Un vernissage au Beurs’ ? Quand elle veut passer une soirée sympa à commenter un spectacle ou à refaire le monde autour d’un verre, la nouvelle génération des Vlaamse Brusselaars a l’embarras du choix dans le centre-ville. Artistes et étudiants squattent avec assiduité les bars branchés, les restos animés et les hauts lieux de la culture flamande dans le Pentagone. Rue de Flandre, la bien nommée, le Daringman, café à la fois populo et arty, est un point de rencontre obligé, où l’on a de bonnes chances de croiser le chanteur Arno, le plus bruxellois des Ostendais. Le theaterman Jan De Corte, lui, a plutôt ses habitudes au café-restaurant du centre culturel De Markten, Vieux Marché aux Grains.

Pôle d’attraction de l’intelligentsia flamande, le quartier de la rue Antoine Dansaert ne serait-il qu’une sorte de ghetto snob, envahi de bobos et de couturiers originaires du nord du pays ?  » Pas du tout, réplique Katrien, une publicitaire qui y passe bon nombre de ses soirées. Un microcosme flamand hante ce quartier prisé des 18-40 ans, mais l’esprit y est très convivial et ouvert. On y échange surtout des impressions sur l’£uvre d’un plasticien, la performance d’un musicien, la pièce d’un jeune auteur… En revanche, les débats politiques y sont rares. En dix ans, je n’y ai d’ailleurs jamais entendu de propos négatifs sur les francophones. « 

Les sorties nocturnes du bastaard

Sven Gatz, chef de groupe Open VLD au parlement flamand, apprécie lui aussi l’ambiance du quartier.  » Les soirs où je ne suis pas accaparé par la politique, je sors au Roscam, au Daringman ou au Monk, des lieux chaleureux où je rencontre des amis flamands autour d’une bonne trappis-te « , confie le député, né à Molenbeek et installé à Jette. Dans un ouvrage paru récemment ( Bastaard, het verhaal van een Brusselaar, éd. Meulenhoff/Manteau ; Le  » Bastaard  » bruxellois, éd. Luc Pire), ce libéral, actif depuis quinze ans dans la politique bruxelloise, plaide pour la multiculturalité.  » Terre d’immigration, de mixité, Bruxelles ressemble plus à New York et à Londres qu’à Anvers et à Liège. Flamands, francophones, Nord-Africains, Turcs, Noirs, eurocrates forment un ensemble de parts inégales qui font la richesse de la ville. Moins folklorique que l’étiquette de zinneke, le modèle bastaard (bâtard), que je revendique, est le plus beau titre de gueux pour un Brusselaar. Hélas, le cosmopolitisme n’est pas encore accepté par tous, y compris dans le monde politique.  »

On compte quelque 60 000 électeurs flamands à Bruxelles.  » Si on y ajoute les enfants et les bilingues qui votent pour des candidats francophones, on atteint environ les 100 000 personnes, soit un peu moins de 10 % de la population de la capitale, note Sven Gatz. C’est tout de même plus que la population de villes comme Louvain et Bruges. Mais la moyenne d’âge des Flamands de Bruxelles est élevée : la moitié d’entre eux ont plus de 50 ans ! L’autre moitié est composée, en grande majorité, de jeunes. Ces étudiants et artistes se définissent souvent comme des Vlaamse Brusselaars, ou simplement des Brusselaars, alors que les plus âgés se présentent plutôt comme des Brusselse Vlamingen. Reste la génération intermédiaire, celle des 35-50 ans. Elle est largement sous-représentée à Bruxelles. Beaucoup ont quitté la ville.  »

Les Flamands les plus âgés résident, en général, dans des communes périphériques comme Jette, Berchem-Sainte-Agathe ou Woluwe-Saint-Lambert… Les jeunes, eux, se concentrent dans les quartiers les plus urbains, autour de la rue Dansaert et de la place Sainte-Catherine, ou encore à Saint-Gilles, à Schaerbeek…  » Globalement, la capitale est de moins en moins flamande, reconnaît Anne Brumagne, jeune rédactrice en chef de Brussel Deze Week, journal de référence des Flamands de Bruxelles. La vieille génération brusseleer disparaît peu à peu et les jeunes couples néerlandophones s’éloignent souvent de la capitale dès qu’ils ont des enfants.  »

Des écoles flamandes métissées

Si ces Bruxellois prennent le large pour la périphérie flamande, ce serait, notamment, parce qu’ils ne souhaitent pas placer leurs enfants dans les écoles flamandes de la capitale, assurent plusieurs de nos interlocuteurs. Dans bien des cas, les petits Flamands y sont désormais minoritaires et la qualité de l’enseignement n’y serait plus ce qu’elle était.  » Ce constat n’est que partiellement vrai, estime le député Sven Gatz. A mon avis, il ne doit pas y avoir plus de 10 % d’écart entre le niveau scolaire des meilleures écoles flamandes et celui des établissements flamands surtout peuplés de francophones et d’immigrés. Hélas, les parents font preuve de conservatisme quand l’éducation de leurs enfants est en jeu. Leur attitude est dictée par le souvenir de la situation vécue dans leur jeunesse, quand les classes n’étaient pas multiculturelles. « 

Ecrivain et polémiste fasciné par Bruxelles, la ville où il est né et où il vit, Geert van Istendael, 61 ans, apprécie, lui aussi, l’aspect métissé de la capitale.  » C’est formidable, on y croise des gens importants ou de sim-ples quidams capables de s’exprimer ou, du moins, de se débrouiller dans trois ou quatre langues différentes. Bruxelles combine cosmopolitisme et provincialisme. Les villes unilingues pures, c’est révolu !  » Non sans lyrisme, van Istendael évoque la vieille génération bruxelloise :  » Elle se sent à la fois bruxelloise, flamande et belge. Certains s’expriment encore en patois brabançon. Mais avec des variantes : le mot regen (pluie) ne se prononce pas du tout de la même façon à Jette et à Boitsfort.  » Et les jeunes ?  » Les intellos et étudiants flamands du centre-ville se montrent dynamiques et attirés par toutes les cultures. Ils déplorent que les « Flamands de l’extérieur », comme ils disent, ne les comprennent pas.  »

Parmi eux, Louis Tobback, bourgmestre de Louvain, a toujours été l’un des plus agressifs envers Bruxelles. Il se dit exaspéré par la  » suffisance  » des autorités bruxelloises qui réclament sans cesse un refinancement. Le maïeur SP.A assure ne plus vouloir payer pour les Flamands de la capitale, les Dansaert Vlamingen, comme il les appelle. De son fief de Zaventem, le député flamand Eric Van Rompuy (CD&V) n’est pas en reste. Sur son blog, il a qualifié les ministres bruxellois Guy Vanhengel (Open VLD) et Pascal Smet (SP.A) de  » plus faibles représentants flamands dans le gouvernement bruxellois depuis vingt ans  » et de  » Flamands de service  » (en français dans le texte).

 » Ces attaques sont blessantes, mais on y est habitué, commente le député Sven Gatz. Le sentiment de rejet à l’encontre de la capitale existe aussi dans d’autres pays. Pour certains Flamands de Flandre, les ministres flamands du gouvernement bruxellois doivent surtout servir à bloquer les institutions de la Région. On nous considère parfois, dans le nord du pays, comme une cinquième colonne, alors que beaucoup d’entre nous sont nés et bien intégrés à Bruxelles. « 

Selon Gatz, quelque 30 % des Flamands désapprouvent les investissements importants consentis par la Communauté flamande pour la promotion de la culture et de l’enseignement néerlandophone à Bruxelles.  » Ils se disent choqués de voir les écoles flamandes de la capitale pleines de petits francophones ou d’allochtones. « 

Dotés de budgets sociaux, sportifs et culturels destinés à toucher un public nettement plus large que celui des seuls néerlandophones, les gestionnaires de théâtres (KVS et Kaaitheater), de salles de concert (Beursschouwburg, Ancienne Belgique) de centres culturels… ont ouvert leurs portes à tous. Des représentations théâtrales au KVS et des émissions de TV-Brussel sont sous-titrées en français. Des bibliothèques flamandes proposent des livres non seulement en néerlandais, mais aussi en français et en anglais. Les maisons communautaires flamandes sont tout sauf des forteresses : on s’y bouscule pour suivre des cours de néerlandais. Brussel Deze Week, hebdo tiré à 67 000 exemplaires, est envoyé gratuitement à tout Bruxellois qui le souhaite.  » Notre agenda culturel, diffusé à 80 000 exemplaires, est trilingue, ajoute Anne Brumagne. Nous ne voulons pas d’un repli identitaire et culturel. Bruxelles est une ville multilingue où les Flamands ont pris l’habitude de dialoguer avec des personnes de toutes origines.  »

Baisse de la présence flamande

La Flandre politique vante, elle aussi, la  » réalité multiculturelle  » de Bruxelles. Pour mieux diluer le poids des francophones ? Elle feint en tout cas d’ignorer les chiffres officieux, fondés sur les résultats électoraux des communales, qui font état d’une baisse de la présence flamande de 25 % à Etterbeek, de 14 % à Woluwe-Saint-Lambert, de 7 % à Anderlecht, de 5 % à Jette… Depuis les années 1960, le poids démographique réel des Flamands à Bruxelles est un sujet tabou. Le dernier recen-sement de la population incluant un volet linguistique remonte à 1947. Le suivant a été annulé sous la pression d’une fronde de bourgmestres flamands redoutant la francisation de Bruxelles et de sa banlieue. Toutefois, selon des données récoltées par le FDF au départ de questions parlementaires, quelque 9 actes d’état civil sur 10 dressés à Bruxelles le sont en français. De même, environ 90 % des déclarations fiscales, des dossiers de pension et des demandes d’immatriculation de voiture sont rédigés en français, contre 10 % en néerlandais.

 » Sale flamin, rentre dans ton village ! « 

Très minoritaires dans la capitale, les Flamands s’y sentent-ils parfois mal aimés ?  » La jeune génération est bien intégrée, estime Anne Brumagne, mais les plus âgés expriment parfois leur déception. Trop peu de francophones, dans les administrations, les hôpitaux et les grands magasins, font l’effort de parler le néerlandais. Cela change, mais il faudra encore de longues années avant de voir le bilinguisme se généraliser.  » Pour Sven Gatz,  » l’équilibre reste fragile et un petit incident entre communautés peut toujours remettre en cause la bonne entente. Les Flamands âgés me disent parfois qu’ils aiment cette ville, mais qu’elle ne les a pas toujours aimés « .

Geert van Istendael confirme que, malgré les tensions communautaires actuelles,  » il y a, dans le chef des Bruxellois francophones, plus de bienveillance à l’égard des Flamands que dans les années 1970-1980. Cette époque, difficile pour nous, est celle de l’émergence du FDF. Au guichet de la poste de ma commune, un fonctionnaire m’a dit un jour, à moi qui suis né à Uccle et habite Etterbeek : « Sale flamin, rentre dans ton village ! » Curieusement, lui était ardennais. « 

O.R.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire