Un attentat au Pakistan : les journalistes relatent des événements ponctuels et souvent dramatiques : " Cela tord la vision que les gens ont du monde. " © Belgaimage

Pour l’intellectuel Pinker, « une société sans religion aurait une éthique basée sur le bien-être global »

Rosanne Mathot
Rosanne Mathot Journaliste

Steven Pinker défie le pessimisme ambiant en exaltant les valeurs du siècle des Lumières. Dans son dernier livre, Le Triomphe des Lumières, cet intellectuel canado-américain, professeur de psychologie à Harvard, estime que le monde n’est pas au bord du gouffre : criminalité, maladie, malnutrition et pauvreté sont en recul et pourraient continuer de l’être, à condition de valoriser humanisme, science et raison. Un ouvrage à (re)lire, à l’aube des toutes proches élections fédérales et européennes.

Combien avez-vous dû payer Bill Gates pour la pub qu’il vous a faite, en disant que votre ouvrage (1) était devenu « son nouveau livre préféré de tous les temps » ?

Hélas (rire), je n’ai pas les moyens de payer pour ça !

Vous dites que le monde n’a jamais été plus heureux qu’aujourd’hui. Que faites-vous de la pollution au plastique, du changement climatique, du terrorisme, du chômage, de l’oppression des femmes ?

Je parle de progrès. Pas de miracles ! Il existe des indicateurs prosaïques impossibles à nier qui démontrent l’épanouissement global de l’humanité depuis le xviiie siècle : la mortalité infantile, la malnutrition, les crimes violents, la pauvreté et les épidémies sont en baisse, alors que l’espérance de vie et l’alphabétisation sont partout en hausse.

Votre livre est passionnant et incroyablement documenté. Etes-vous parti en croisade contre l’ignorance ?

Je pense que les gens ne connaissent pas les réalités du monde. La plupart sont moins performants qu’un chimpanzé quand on leur soumet un questionnaire à choix multiple concernant la santé, la violence et la pauvreté. Les valeurs des penseurs des Lumières ont tiré l’humanité vers le haut, en diminuant l’ignorance et la peur. Il faut que ça continue. Ces valeurs ont plus que jamais besoin d’un avocat. J’entends endosser ce rôle.

Y a-t-il une alternative à la pensée que vous prônez ?

Oh oui, plein ! On a le fondamentalisme religieux, la pensée réactionnaire, mais aussi les idéologies d’extrême gauche ou d’extrême droite (sourire).

Quel serait le modèle politique idéal ?

Je prône un système démocratique situé au centre. Une société idéale et éclairée doit, selon moi, se débarrasser de la religion et s’appuyer sur un humanisme cosmopolite, la science et un capitalisme encadré. Il suffit de jeter un oeil à l’histoire : d’une façon systématique, on constate que ce sont les sociétés qui privilégient le business qui sont les plus heureuses, les plus prospères…

(1) Le Triomphe des Lumières, par Steven Pinker, Les Arènes, 2018, 640 p.
(1) Le Triomphe des Lumières, par Steven Pinker, Les Arènes, 2018, 640 p.

Vous tenez donc la main invisible d’Adam Smith…

Bien sûr ! N’était-ce pas un penseur des Lumières ? Le capitalisme encadré garantit les meilleurs filets de sécurité sociaux. Regardez la Suisse, le Danemark ou la Nouvelle- Zélande ! L’histoire a démontré que le fanatisme religieux, les idéologies d’extrême gauche ou d’extrême droite sont des expériences politiques désastreuses, voilà pourquoi je privilégie le centre. La religion nous dit, pêle-mêle, que les femmes doivent obéir à leur mari ou que l’homosexualité est un péché. Une société sans religion aurait une éthique différente, basée sur le bien-être global. La science me semble le meilleur moyen de trouver des solutions équitables, morales et équitables à tous ces défis.

Vous dites que la prospérité globale est un legs des Lumières. Pourtant, Voltaire était antisémite et misogyne. Quant à Diderot, il souhaitait que les condamnés à mort servent de cobayes, pour les chirurgiens…

Les penseurs des Lumières étaient des hommes du xviiie siècle. Il faut replacer leurs réflexions dans leur époque. C’est vrai que certains étaient racistes, sexistes, antisémites et esclavagistes et que leurs propos nous paraissent aujourd’hui intolérables. Mais tous ces penseurs étaient des psychologues sociaux. En étudiant la nature humaine, ils ont concouru au mieux-être général, en isolant les facteurs qui façonnent la condition humaine : l’évolution, l’information et l’entropie.

L’entropie est l’état de chaos. Par opposition à l’homéostasie, donc l’équilibre ?

C’est cela. Il me semble que comprendre l’entropie est le premier pas pour saisir la nature humaine. Chaque être vivant passe son temps à voler l’énergie d’autres êtres vivants (en mangeant leur chair, par exemple), pour maintenir un état d’homéostasie, d’équilibre. En fait, la nature est perpétuellement en guerre. Les animaux (nous y compris) passent leur temps à exploiter les autres. C’est un des éléments qui expliquent les tragédies de notre monde.

Il faudrait donc que l’humanité s’éloigne de sa nature ?

L’humanisme cosmopolite, la raison désintéressée et les institutions démocratiques sont, de facto, contraires à la nature humaine. Elles ne lui viennent pas de façon intuitive et spontanée. L’humain retombe très facilement dans ses travers : la pensée magique, le tribalisme, la nostalgie d’un ancien âge d’or, la tentation de l’autoritarisme.

Cela explique-t-il l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis ?

Pourquoi croyez-vous que j’ai écrit ce livre ? Trump fait des accolades à des voyous autocratiques, il attaque la liberté de la presse et l’indépendance de la magistrature, il diabolise les étrangers, sabre la protection de l’environnement, nie les résultats scientifiques sur le climat et menace de relancer la course aux armements nucléaires.

Votre livre a suscité une tempête de critiques. D’aucuns vous accusent de falsifier les chiffres, d’autres vous reprochent de ne pas prendre conscience des dangers de la technologie.

Il y a des faits. Et puis, il y a des hypothèses. Le changement climatique est un fait. En revanche, les dangers de l’intelligence artificielle, par exemple, sont théoriques. L’idée que l’on s’achemine vers une apocalypse technologique est tout simplement fausse ! Elle se base sur une vision étroite et non évolutive de la technologie et surtout, elle fait abstraction de la capacité humaine à innover.

L’humanité serait donc mal informée ?

Je pense qu’il y a quelque chose de profondément vicié dans la nature du journalisme. Vous ne verrez jamais un reporter apparaître en direct, en fanfaronnant :  » Voici des nouvelles superchouettes d’un pays superheureux qui ne connaît pas la guerre !  » Or, nous, qui lisons la presse, ce que nous savons, c’est ce que nous racontent les journalistes ! Pas étonnant que les gens croient que tout va horriblement mal…

Vous blâmez donc les médias ?

Pas seulement : il y a aussi la façon dont fonctionne l’esprit humain. Par exemple, si vous demandez à quelqu’un ce qui cause le plus de morts – l’asthme ou des tornades – la personne va penser à ce qui l’a le plus marquée. Sa réponse spontanée sera  » les tornades « , alors que l’asthme tue 80 fois plus de gens.

Ne généralisez-vous pas ? J’aurais pu donner la bonne réponse !

Parce que vous êtes journaliste.

Non ! Parce que je réfléchis.

N’empêche : vous ne verrez jamais un média titrer en Une : 137 000 personnes sortent de la pauvreté extrême, chaque jour, depuis trente ans. Pourquoi ? Parce que les journalistes choisissent leur cerise sensationnaliste sur le gâteau, en relatant des événements ponctuels et souvent dramatiques. Or, cela tord la vision que les gens ont du monde.

Pour l'intellectuel Pinker,
© Sébastien SORIANO/belgaimage

Chaque jour, pourtant, la presse tend à être plus positive ! Si vous étiez rédacteur en chef d’un grand média, que feriez-vous ?

D’une façon générale, je donnerais plus de place aux chiffres. Je rappellerais, par exemple, après un attentat, que plus de gens meurent dans des accidents de la route que du terrorisme. Je relativiserais, afin de ne pas engloutir les gens dans la peur et dans l’idée que la menace est partout. Je pense très sincèrement qu’aucun de nous ne mourra dans un attentat terroriste.

Pourrions-nous nous permettre de dire que vous êtes  » irrationnellement positif  » ?

Vous n’avez pas tort (sourire) : je souligne, en effet, dans mon livre, qu’il existe un phénomène psychologique très curieux, l’ optimism gap ( » le fossé d’optimisme « ) : quand on demande aux gens de parler de leur vie, ils ont tendance à enjoliver les choses) : le cancer, le viol, le divorce, etc., tout cela ne peut pas leur arriver ! Les gens sont irrationnellement optimistes quand il s’agit de leur existence. En revanche, dès qu’on leur parle du monde, ils sont tout aussi illogiques, mais pessimistes, cette fois.

Mais si l’humanité est si irrationnelle, à quoi peut bien servir votre livre ?

Argumenter avec quelqu’un qui a renoncé à la raison est effectivement aussi inutile qu’administrer des médicaments à un mort. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut renoncer à penser et à argumenter ! Beaucoup de gens veulent comprendre. Je reste intimement persuadé qu’il est toujours possible de changer le monde avec des idées…

Vous êtes donc un grand optimiste ?

Non. Je sais lire, c’est tout ! Les chiffres et les données ne mentent pas.

Bio express

1954 : Naissance à Montréal, le 18 septembre.

1979 : Doctorat en psychologie expérimentale à Harvard.

1985-1994 : Professeur au département de sciences cognitives du Massachusetts Institute of Technology.

2002 : Parution de Comprendre la nature humaine (paru en français en 2005, chez Odile Jacob), pour lequel Steven Pinker est finaliste du prix Pulitzer.

2003 : Retour à Harvard, comme professeur cette fois.

2004 : Time Magazine le classe parmi les  » cent personnes les plus influentes du monde « .

2004-2018 : Publication de très nombreux ouvrages, dont Le Triomphe des Lumières.

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