Mélanie Geelkens

Une sacrée paire de vies

Mélanie Geelkens Journaliste, responsable éditoriale du Vif.be

Ce matin-là, elle a passé la barrière en bois. Elle revoit le geste, le loquet à ouvrir, la crainte que ses parents ne s’aperçoivent qu’elle partait sans rien dire. Il était tôt, elle avait consulté les horaires de bus, il fallait en prendre deux, un jusqu’au centre-ville, un autre jusqu’à l’hôpital.

Si elle avait eu le permis de conduire, tout aurait été plus simple, elle n’aurait pas cogité des jours entiers pour trouver quelqu’un qui aurait pu la conduire jusqu’en Hollande, donc à qui elle aurait dû le révéler, qui ne l’aurait pas jugée. Mais à 17 ans, on ne conduit pas.

A 17 ans, on ne devient pas mère, non plus. C’était comme ça, décidé, inconcevable, inenvisageable, irrévocable. Elle l’avait dit au médecin. Lui avait confié ce qu’elle n’avait alors révélé à personne d’autre. Le délai de trois mois était dépassé. Il ne lui avait pas demandé de justifier pourquoi elle n’était pas venue plus tôt. Mais elle aurait pu lui raconter ces semaines d’incrédulité. Cet espoir, de plus en plus insensé, d’enfin voir du sang dans sa culotte à chaque fois qu’elle se déshabillait. Ces examens de rhéto à réussir, comme si de rien n’était. Ces couteaux qu’elle imaginait se planter dans le ventre. Ce médecin traitant à trouver, où elle pourrait se rendre à pied. Ce gynécologue, devant lequel se mettre nue pour la première fois de sa vie. Puis ce courage de passer la barrière en bois.

A douze ou u0026#xE0; dix-huit semaines, avorter n’est pas supprimer une vie. C’est choisir la sienne.

Elle s’en doutait, même si ce docteur acceptait de l’aider, il voudrait prévenir ses parents. Sa maman et sa soeur avaient débarqué dans le cabinet et elle avait vu sur leurs visages à quoi l’inquiétude pouvait ressembler. Elle n’avait pas pensé à ce qu’elles pourraient imaginer en ne la voyant pas se lever, ce matin-là. Elle n’avait pas mesuré le choc du coup de fil qu’elles allaient recevoir. Il fallait juste qu’elle réussisse à passer la barrière en bois.

L’opération eut lieu rapidement. On l’avait prévenue : un miniaccouchement. Une chambre, une péridurale, une infirmière, impassible, et elle. En poussant, elle avait eu l’impression de perdre brièvement connaissance. Elle s’était excusée, la dame ne lui avait rien répondu. Fini. Enfin.

Mais tout allait pouvoir commencer. Tout ce qu’une fille-mère n’aurait jamais pu faire. Des études universitaires. Ce métier dont elle avait toujours rêvé. Cet amoureux qu’elle espérait tant rencontrer. A douze ou à dix-huit semaines, avorter n’est pas supprimer une vie. C’est choisir la sienne, parce que l’on se sait incapable de suffisamment en aimer une autre. Si ce médecin-là n’avait pas outrepassé la loi, son existence, à elle, se serait arrêtée.

Une loi majoritairement faite par des élus qui n’auront jamais à passer la barrière en bois. Les évêques de Belgique qui s’inquiètent que l’IVG ne devienne  » une intervention ordinaire  » n’auront jamais à espérer une culotte tachée. Les bien-pensants qui déplorent que le délai de réflexion puisse passer de six jours à 48 heures,  » dans un pays où l’on a quatorze jours pour décider si l’on souhaite annuler un achat en ligne « , n’ont jamais dû s’excuser de s’être évanouis. Les hommes qui estiment que, quand même, ils devraient pouvoir décider de l’avenir d’une grossesse n’auront jamais à s’imaginer se poignarder le ventre. Celle qui a écarté les jambes devra toujours davantage porter le poids de la honte que celui qui s’y est glissé. Même s’il en a forcé l’accès. Un foetus n’est parfois qu’un poids, qu’une pierre, qu’un fardeau.

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