Une pomme de discorde

L’octroi du droit de vote aux étrangers non européens, en débat au Sénat, crispe le gouvernement. La présidence belge de l’Union européenne à peine terminée, les bisbilles reprennent

C’est fou ce que les choses changent vite. Il n’y a pourtant pas si longtemps – mais presque cinq ans, en politique, c’est une éternité – que les dirigeants du pays, en phase avec l’émotion des citoyens, s’associaient avec empathie à la douleur de la famille Benaïssa enterrant leur petite fille, Loubna. Le pays découvrait alors quelques tranches de vie d’immigrés, éloignées des préjugés et des caricatures. A l’époque, les responsables politiques réclamaient, presque tous en choeur (à l’exception du CVP et du VLD), l’octroi du droit de vote aux étrangers hors Union européenne, pour les élections communales. L’idée paraissait, alors, légitimée par une « volonté populaire » que l’on disait massive. Ainsi, au moment d’aligner la Belgique sur la directive européenne de 1994 – texte d’application de l’un des nombreux chapitres du traité de Maastricht -, le gouvernement de Jean-Luc Dehaene avait élargi le débat aux étrangers hors Union. Cette ouverture, jugée alors populaire, allait cependant crisper encore davantage les sociaux-chrétiens flamands, déjà passablement à cran sur le seul principe de l’octroi du droit de vote aux Européens. Pour calmer le jeu, les partenaires gouvernementaux avaient donc prévu une mesure transitoire: les ressortissants de l’Union pourraient se rendre aux urnes dès l’an 2000, tandis que le droit de vote des non-Européens ne serait envisagé que pour les élections communales suivantes, c’est-à-dire en 2006. L’article 8 de la Constitution fut donc modifié dans ce sens. Avec la bénédiction des partis de la majorité rejoints, pour l’occasion, par le PRL – depuis les bancs de l’opposition – déjà en rupture, sur ce point, avec ses coreligionnaires du VLD. En échange de leur soutien, les libéraux francophones, emmenés par un Louis Michel porte-flambeau du « libéralisme social », avaient posé une condition: l’accès à la nationalité belge – le meilleur moyen d’obtenir le droit de vote – devait être facilité. Cela fut fait: le nouveau code de la nationalité est entré en vigueur en mai 2000.

Aujourd’hui, c’est donc, très logiquement, le deuxième volet de l’accord politique engrangé en 1999 – le droit de vote étendu, sous certaines conditions, aux étrangers non européens – qui est en chantier à la commission de l’Intérieur du Sénat. Le hic? C’est que le VLD, hier dans l’opposition et aujourd’hui au pouvoir, y reste farouchement opposé: le Vlaams Blok, justifie-t-il en substance, en tirerait trop d’arguments. On pourrait, certes, passer outre à l’opposition libérale flamande: l’ensemble des partis francophones (y compris le PSC, dans l’opposition) se disent favorables au principe, ainsi que, de l’autre côté de la frontière linguistique, le SP.A et Agalev. Mais voilà: le parti du Premier ministre a fait savoir que, si la proposition de loi sur l’octroi du droit de vote était adoptée par une majorité « alternative », cela provoquerait la chute du gouvernement. Cette menace irrite au plus haut point les cinq autres partenaires de l’arc-en-ciel (PS, SP.A, PRL, Ecolo et Agalev), qui n’apprécient guère de se voir bloqués par le veto libéral flamand.

Il fallait s’attendre à de tels roulements de mécanique: la présidence belge de l’Union européenne touche à sa fin, les uns et les autres doivent retrouver un emploi sur la scène politique intérieure. Mais il ne faut pas s’y tromper: les partis de la majorité ne sont pas décidés, pour autant, à coincer le VLD dans ses derniers retranchements et à transformer le droit de vote des étrangers non européens en éventuel point de chute gouvernemental. Pourquoi? D’abord, parce que cette réforme ne figure pas dans la déclaration gouvernementale et qu’il n’y a aucune urgence à régler la question: les élections communales n’auront lieu qu’en 2006 et que le prochain gouvernement aura donc tout le loisir de l’inscrire à son agenda. Ensuite, parce que « l’opinion publique » -cette même « opinion » que l’on invoquait, naguère, pour inscrire la problématique dans les priorités des responsables politiques – serait, à présent, réticente à accepter une telle avancée démocratique. Certaines voix se seraient élevées, à l’occasion de l’une ou l’autre réunion hebdomadaire de parti, pour suggérer que le contexte international issu du 11 septembre se prêterait assez mal à une extension du droit de vote. Il est certain, en tout cas, que la « base » du PS, du SP.A et, surtout, du PRL (c’est également le cas du PSC, dans l’opposition) est loin, très loin, d’y être unanimement favorable. Seuls les écologistes affichent, sur cette matière, une réelle cohésion.

Une crise avant l’enterrement?

Peu de risques, donc, d’une crise ouverte sur ce sujet redevenu « délicat » et pas forcément « populaire ». D’autant moins que la nouvelle loi sur la naturalisation est réellement progressiste: il suffit, pour acquérir la nationalité belge, de prouver sept années de séjour sur le territoire et d’obtenir du parquet la confirmation qu’aucun fait personnel grave n’a été commis par le candidat à la naturalisation. Des dispositions jugées trop souples par certains, et notamment par Louis Tobback (SP.A) – par ailleurs chaud partisan d’une extension du droit de vote -, qui verrait d’un bon oeil qu’on en modifie une nouvelle fois les modalités, dans un sens plus restrictif. Cela fait d’ailleurs partie du deal qu’il a proposé à Karel De Gucht pour l’amener à de meilleurs sentiments sur la question du droit de vote: le VLD pourrait assouplir sa position sur ce point, a-t-il suggéré, et, en échange, le gouvernement « durcirait » la loi sur la nationalité. Le président des libéraux flamands l’a vertement éconduit: « Si la loi est mauvaise, argue-t-il non sans raison, il faut la changer. Sinon, on entrave le bon fonctionnement de l’Etat. » Donc, à bon entendeur, salut: l’éventuelle remise sur le métier de la naturalisation ne serait pas de nature à amadouer les libéraux flamands sur le sujet du droit de vote. Dans les autres partis, cependant, on ne renonce pas à l’espoir de les faire revenir sur leur position. « Les vacances de Noël seront sûrement mises à profit par les uns et les autres pour essayer de renouer le débat en coulisse, pronostique Anne-Marie Lizin (PS), présidente de la commission sénatoriale de l’Intérieur. A la rentrée, les positions se seront peut-être un brin décrispées. » « Le pari est audacieux, mais cela pourrait marcher, confirme un parlementaire VLD. En réalité, les libéraux flamands sont aussi divisés, à ce propos, que les autres partis de la majorité. »

Le problème viendrait, en fait, de… Guy Verhofstadt en personne. Le Premier ministre ne serait pas chaud – c’est un euphémisme – à l’idée de l’extension du droit de vote. Contrairement aux apparences, il y serait même opposé davantage que Karel De Gucht (lequel a occupé la fonction de député européen et en a hérité, dit-on, la « fibre internationaliste ») et Patrick Dewael, son ami et président du gouvernement flamand.

En janvier, donc, le Sénat reprendra vraisemblablement ses travaux. Sur la table, quelques grandes options seront soumises à l’étude: faut-il élargir le droit de vote pour les seules élections communales, ou également pour les provinciales? Le vote des non-Européens sera-t-il, le cas échéant, obligatoire ou facultatif (à l’instar des ressortissants européens)? L’inscription sur les listes des électeurs sera-t-elle automatique ou devra-t-elle faire l’objet d’une démarche volontaire (c’est le cas pour les Européens)? Parmi les conditions requises: trois ans ou cinq ans de résidence sur le territoire belge? « Il ne s’agit pas là de points de détail, souligne le sénateur PSC Gerges Dallemagne: ils détermineront si le droit de vote que l’on accordera – peut-être – aux étrangers sera un vrai droit ou un droit « au rabais ». » Voilà pour la théorie. Pour le concret, c’est-à-dire le vote, on attendra sans doute encore pas mal de temps…

Isabelle Philippon

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