Une plume face à la Camorra

Comme Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra, la journaliste Rosaria Capacchione est menacée de mort par la Mafia napolitaine. Elle vit depuis mars sous protection policière. Mais n’a aucune intention de s’éloigner de sa ville de Caserte, assure-t-elle au Vif/L’Express. Ni de renoncer à son métier et à une vie  » presque  » normale.

A vous voir, vous ne donnez pas du tout l’impression d’être traquée et d’avoir peurà

Il y a des années que la Camorra, la Mafia napolitaine, me menace, et je me suis habituée, probablement. Je m’occupe de la chronique judiciaire pour Il Mattino (édition de Caserte). Et ici, à Caserte, cela veut forcément dire suivre les procès de la Camorra. J’aurais aussi aimé couvrir les défilés de mode à Paris. Mais je me serais peut-être ennuyée après une semaine…

Vous vivez seule et vous n’avez pas d’enfant, cela vous donne une certaine liberté. Oseriez-vous faire ce même travail si vous étiez mère de famille ?

Je pense que la question doit se poser en sens inverse. C’est sans doute à cause de ma profession que je n’ai pas d’enfant. C’est difficilement compatible, même sans les policiers !

Votre vie a dû changer, cependant, depuis que vous avez une  » escorte « …

Et comment ! Déjà, dans une petite rédaction comme la nôtre, avec tout ce qui se passe ici, nous travaillons comme des fous. Maintenant, si je rentre à la maison le soir et que, tout à coup, vers 10 heures, j’ai envie d’aller au cinéma ou chez des amis, il n’en est pas question. Je ne peux décemment pas téléphoner à mes malheureux gardes de corps, qui croient avoir fini leur journée de travail, pour satisfaire mes caprices. C’est dur d’avoir une vie privée dans ces conditions. Tout ce qui m’arrive, désormais, on est au moins trois à le savoir !

Mais pourquoi, parmi tous les journalistes qui s’occupent de Mafia, en Italie, êtes-vous la seule, avec Roberto Saviano et Lirio Abbate, un journaliste de Palerme, à avoir été placée sous la protection de la police ?

Roberto Saviano, cela se comprend : son livre Gomorra est devenu un best-seller dans le monde entier et la Camorra est furieuse parce que, contrairement à ce que disent certains, les camorristes n’aiment pas que l’on parle d’eux, en tout cas pas ceux d’ici. Or ce livre a fait savoir au monde entier ce qu’est la Camorra. En mars dernier, au cours d’un procès, un avocat a lu un texte où il nous accusait, Roberto, un magistrat et moi, d’avoir influencé les juges, alors qu’aucun de nous n’avait couvert cette affaire. Nous n’avons pas vraiment compris le sens de cette déclaration. Il est certain que s’il n’avait pas été question de Saviano elle serait probablement passée inaperçue et que l’on ne m’aurait pas placée sous la protection de la police.

Beaucoup de vos collègues italiens sont très critiques vis-à-vis de Saviano, affirmant que son livre est bourré d’erreurs et d’inventions…

Ça, c’est de l’envie ! On lui en veut d’avoir du succès. C’est ridicule, c’est comme si on critiquait Leonardo Sciascia parce qu’il a inventé l’histoire du Jour de la chouette. Les romans de Sciascia ont formé toute ma génération. C’est grâce à ces lectures que nous nous sommes intéressés à la Mafia. Gomorra n’est d’ailleurs pas seulement une £uvre littéraire et se fonde sur une documentation très importante et très précise. Toutes ces horreurs que Saviano raconte sont vraies. Je lui ai moi-même fourni certains documents qu’il m’avait demandés et je ne vois pas où est le problème.

Vous avez subi des menaces pendant des années. Que vous reproche la Camorra par rapport à vos collègues ?

C’est une histoire de gros sous qui remonte au début des années 1990. J’avais remarqué certaines erreurs commises au cours d’un procès lié à l’arrestation, en France, du boss des Casalesi, Francesco Schiavone, le fameux  » Sandokan « , une affaire que j’avais suivie de très près. Mon article a poussé les magistrats à reprendre le procès en appel et à confisquer à Sandokan des terrains d’une valeur de 10 milliards de lires (plus de 5 millions d’euros), une fortune à l’époque. J’imagine qu’il ne me l’a jamais pardonné. Je me souviens avoir publié l’article le jour de mon départ en vacances… A la rentrée, j’ai remarqué qu’un homme me suivait partout, y compris au tribunal. J’ai demandé qui c’était. On le connaissait, c’était un proche des Casalesi… Plus tard, un repenti a raconté qu’ils avaient eu l’intention de me tuer et il a révélé certains détails de ma vie privée qui prouvaient que la Camorra savait parfaitement tout ce que je faisais. C’est à cette époque que j’ai accepté une proposition de travail à Naples et que j’ai quitté Caserte, le temps qu’on m’oublie un peu…

On arrête tout le temps des camorristes et autres mafieux, mais on a l’impression que plus on procède à des arrestations, plus la Mafia gagne en puissance. Dans un récent rapport, on en parle comme du  » plus important holding du pays « .

Effectivement, on est bien loin de l’avoir vaincue ! On a procédé à nombre d’arrestations, c’est vrai, mais pas chez les boss, qui sont toujours en liberté. C’est là le danger. Les  » soldats « , eux, se renouvellent sans aucun problème. Ici, la Camorra a toute la main-d’£uvre qu’elle veut. En fait, il faudrait aussi arrêter les enfants et même les bébés dans le ventre de leurs mères, les refaçonner, je ne sais pas… il faudrait changer tout. Caserte, il n’y a pas longtemps, c’était la campagne. Puis, on a enlevé les paysans de leurs champs et on en a fait des ouvriers, dans des usines construites avec l’aide de la Caisse pour le Mezzogiorno [organisme public chargé du développement du sud de l’Italie], sur un territoire qui n’était pas fait pour cela. Ces ouvriers sont très vite devenus des chômeurs… Et, pour sortir de la misère, qui dit mieux que la Camorra ?

Pourra-t-on jamais s’en débarrasser ?

Je veux l’espérer, mais moi, je ne verrai pas ce jour-là. Peut-être mes neveux ou leurs enfants. Cela prendra beaucoup de temps, parce qu’il faut changer les mentalités. Un exemple : certains boss sont des entrepreneurs extraordinaires, ils pourraient très bien faire leurs affaires dans la légalité et gagner beaucoup d’argent. Mais non, ils ont besoin d’être des boss pour exercer leur ascendant sur leur entourage, asseoir un pouvoir sur le territoire. C’est cela qui, à leurs yeux, est le plus important. Difficile à comprendre…

Vivre avec une menace de mort qui plane sur soi, cela a-t-il un sens ?

Je fais mon travail sérieusement, c’est tout. De temps en temps, je m’en vais. Depuis que j’ai découvert Paris, je ne rate pas une occasion d’y retourner. Mon rêve, ce serait d’y avoir une maison, sur l’île Saint-Louis… Qui sait ? Si mon livre, L’oro della Camorra, qui explique comment les boss d’ici ont fait fortune et contrôlent l’économie du pays, se vend… En attendant, je vis toujours en compagnie d’au moins deux policiers qui ne me quittent que pendant la nuit. Malgré cela, récemment, un cambrioleur s’est introduit chez moi, on ne sait pas comment, puisque j’habite au dernier étage. Il n’a volé qu’un seul objet : une médaille pour la lutte contre la Camorra.

Un nouvel avertissement ?

Sans doute. Mais que devrais-je faire ? Les défilés de mode ? Je suis fataliste et je me dis que si on est né, on devra aussi mourir un jour. Non ?

Propos recueillis par Vanja Luksic

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