Une pincée de sein

Derrière ce geste intrigant, l’auteur anonyme du célèbre tableau du XVIe siècle fustige peut-être toute une époque: celle où, à la cour du roi, la vertu le dispute au vice. Et les belles manières, aux vulgarités.

Leurs visages ont la réserve glacée des portraits d’apparat: un port absent, une pointe de dédain. Et pourtant, assez austères dans leur baignoire, ces deux femmes minaudent. Le geste de l’une, la brune, ne trompe pas: de ses doigts arachnéens, elle pince le téton de sa compagne, blême madone au chignon blond. Elle, indifférente à cette singulière pichenette, lève le poignet en une pose affectée, pour attirer l’attention sur une bague en or, signe de fertilité ou de mariage imminent. Que manigancent ces deux effrontées, délicieusement perverses, avec cet air de ne pas y toucher? Et d’abord, qui sont-elles?

Le tableau, une huile sur canevas conservée au Louvre et datée, selon les experts, de 1584 ou de 1595, présente vraisemblablement Gabrielle d’Estrées et l’une de ses soeurs, la duchesse de Villars. Cette dernière, en écrasant du bout des doigts la pointe du sein de son aînée soumet la jeune fille au teint pâle – mais ce n’est qu’une hypothèse – à un test de grossesse. A moins que la scène ne souligne simplement la naissance de César de Vendôme, fils légitimé de Gabrielle et de son auguste amant, le roi Henri IV… En voilà une histoire de famille! Bien que l’identité des protagonistes ne soit nullement attestée, tout semble néanmoins « coller ». Fille d’Antoine d’Estrées, grand maître de l’artillerie et gouverneur de l’île de France, la belle Gabrielle a 18 ans quand le roi de France débarque un jour au château familial de Coeuvres (dans l’Aisne, où elle est née en 1573) et s’éprend de la blancheur de sa peau. Après l’avoir promise (pour la forme) à un petit seigneur local, il la promeut marquise de Montceaux (en 1595), duchesse de Beaufort (en 1597) et, naturellement, maîtresse royale – Henri IV, surnommé le Vert-Galant, est un infatigable coureur de jupons. Alors qu’elle cherche à se faire épouser par le roi, après lui avoir donné trois enfants (César, Alexandre et Catherine), Gabrielle mourra mystérieusement à Paris, le 10 avril 1599. Empoisonnée? Sa disparition ouvre la voie à l’union d’Henri IV avec Marie de Médicis. En effet, la reine Margot, épouse légitime d’Henri IV, refusait le divorce si le roi entendait convoler en secondes noces avec Gabrielle d’Estrées, alors qu’elle l’acceptait au bénéfice de Marie de Médicis… Bref, ça grenouille ferme dans la maison de Bourbon. Et l’ambiance peu morale qui y règne alors serait sans doute d’un faible intérêt historique, si elle ne trouvait bizarrement un écho dans la toile.

L’impudeur est reine

?uvre de l’école de Fontainebleau (un groupe de peintres italiens engagés en France par François Ier), le panneau évoque l’un des thèmes fétiches de ces artistes maniéristes: celui de « la dame à sa toilette ». Le modèle, dévêtu, est présenté à mi-corps devant un fond d’intérieur domestique traité en perspective. Ainsi, une autre scène du genre, La Dame au bain (1570?), de François Clouet, se décline de façon identique: derrière une tenture carmin, une favorite royale (Diane de Poitiers, Marie Touchet ou, sans doute, à nouveau Gabrielle d’Estrées) mijote nonchalamment dans l’eau d’une bassine, sous les yeux d’une assistance qu’on devine curieuse et bruissante. Le portrait de Gabrielle et de sa soeur renvoie certes à l’esthétique féminine, tout empreinte d’élégance raffinée et d’hiératisme, de l’école de Fontainebleau. Une majesté étrange se dégage de la rigueur et du dépouillement, de la force immobile et sûre des deux baigneuses, mises en scène en position frontale. Et pourtant, à l’évidence, leur nudité a quelque chose d’incongru. Comme si l’auteur avait longtemps oscillé entre érotisme et moralité.

Il n’y a là peut-être rien d’étonnant. A la cour d’Henri IV, comme dans l’entourage d’Henri II auparavant, l’indécence féminine, qui comble d’aise la gent masculine, exaspère l’Eglise. Un nouveau rapport au corps commence lentement à s’établir. Car, jusque-là, l’impudeur est reine. « Des actes ou des gestes que nous considérons relever de la vie intime sont accomplis, au XVIe siècle, sans gêne et en public », explique Sabine Melchior Bonnet, professeur au Collège de France. Henri II caresse devant tous la gorge de Diane de Poitiers, tandis que la reine Margot offre généreusement à ses courtisans les courbes de sa poitrine. « Toutefois, les usages sont en train de changer et les sensibilités évoluent, poursuit la spécialiste. « Manier le tétin » devient un geste intime, réservé à la vie privée, et qui ne se conçoit plus qu’entre époux. » Il en va de même du baiser sur la bouche, longtemps forme de salut ordinaire entre hommes et femmes: à la fin du siècle, la coutume déplaît. Autre indice: le linge de nuit gagne ses lettres de noblesse. Alors qu’on dormait souvent nu au Moyen Age, les gens de la Renaissance pensent à enfiler une chemise. Enfin, la mode des « brayettes », qui ferment le haut-de-chausses des hommes en attirant l’attention « sur ce qu’il conviendrait plutôt de cacher », passe à la trappe. Sans regret, mais non sans sarcasmes. Pour les uns, cette virilité exhibée représentait souvent « par l’extérieur chose grosse et grande, combien que le plus de temps, il n’y ait rien ou bien peu dedans »… « Malgré les railleries, il n’y a pas eu, dans l’Histoire de bataille de la braguette, avance Sabine Melchior Bonnet. Contrairement à une bataille des seins nus. »

Un lent filtrage

En fait, la montée de la pudeur concerne davantage de choses que le dévoilement ou la suggestion des organes génitaux. Utiliser un siège de commodité à la vue de tous, uriner dans les cendres de l’âtre, lâcher des vents à tout vent, vomir à l’écart ou cracher dans son mouchoir n’offusque personne. Parce qu’elle est recommandée par le corps médical (qui incite aux purges régulières des humeurs par tous les orifices possibles), une extraordinaire liberté dans les fonctions d’excrétion perdure encore à la cour de Louis XIV. « Dans les couloirs et les escaliers de Versailles, chacun doit faire attention à l’endroit où il met les pieds », assure Sabine Melchior Bonnet. Un mémorialiste, Tallemant des Réaux, raconte qu’au XVIIe siècle une certaine Madame Le Gondran ne craint toujours pas de changer de chemise devant un homme. Elle boit comme un Templier et, portée un jour saoule au lit, elle y « desgobilla si bien qu’elle gasta draps, couvertures, carreaux et tapis d’alcôve »… Néanmoins, « la pudeur opère son travail de tri et la société établit son code de décence, ajoute l’historienne. Mais le filtrage ne se fait que lentement ».

Au tournant des moeurs

Officiantes d’une étrange cérémonie, Gabrielle et sa soeur se situent peut-être à ce tournant des moeurs. Elles continuent à troubler, car, dans leur apparente rectitude et leur beauté gelée, se mêlent encore l’érotisme et l’exhibition toute crue. « Assigné à résider en ce lieu imaginaire où le rideau rouge, avant qu’il ne se lève, obturait l’espace scénique, le spectateur se voit soudain comme partenaire singulièrement privilégié: ces femmes nues ont voulu ne pas avoir de secret pour lui », écrit Pierre Fresnault-Deruelle, professeur à l’université de Paris-I. Est-ce la raison pour laquelle le peintre a représenté au fond, sur le manteau de la cheminée, un morceau de toile où reposent des jambes ouvertes, soit la partie manquante de ces femmes-troncs?

Avec leurs visages allongés et leur musculation un peu excessive (deux caractéristiques de l’école de Fontainebleau), les deux soeurs prennent magistralement possession de l’avant-plan. Le duo ne peut pourtant pas empêcher notre regard d’aller errer dans les lointains plus intimes de la représentation. Au bout de la pièce, près de l’âtre, dont le feu est (symboliquement?) caché par une table recouverte d’un drap (on aperçoit avec peine le haut d’une flamme), figure une dame de compagnie absorbée par ses travaux de couture. Ses pieds dépassent à peine de sa robe. Chaste, elle se présente en gardienne de la vie privée. « Derrière ce double portrait et son décorum d’emprunt, une scène s’est donc mise en place, conclut Fresnault-Deruelle, avec une narrativité si manifestement lisible que l’espace, lacunaire et fragmenté, « laisse à désirer ». » Et le mystère du tableau, dû à l’ambiguïté d’une époque qui hésite entre chaleur et froideur, entre volupté et vertu, est peut-être enfin résolu.

Valérie Colin

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