Une jeunesse en miroir

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Hou Hsiao-Hsien trace dans Millenium Mambo le portrait d’une jeune et jolie femme sans repères. Un film au style superbe, entre détachement et fascination

Hou Hsiao-Hsien est un cinéaste admirable, dont l’oeuvre singulière, étrangère aux conventions, fait partie des plus fascinantes – sinon des plus accessibles – venues d’un Extrême-Orient riche en talents majeurs. Là où le Japonais Takeshi Kitano ( Hana-Bi) dynamite le film de genre, là où le collègue de Hongkong Wong Kar-Wai ( In the Mood for Love) réinvente le mélodrame amoureux, là où le compatriote taïwanais Tsai Ming-Liang ( Et là-bas quelle heure est-il?) glisse son grain de sel humoristique, Hou Hsiao-Hsien déploie un cinéma aux charmes infiniment plus discrets, voire secrets. Au point qu’un chef-d’oeuvre absolu comme Flowers of Shanghai, son film précédent, n’a pas su, loin s’en faut, capter l’attention d’un public cinéphile absorbé par de plus évidents spectacles.

Les beautés rares, l’émotion tant humaine qu’esthétique du cinéma de Hou, ne se livrent qu’au regard le plus disponible, à la sensibilité la plus éveillée, à la curiosité la plus aiguisée. Certes, l’absence de séductions directes invitant le spectateur à vibrer à l’unisson d’un film n’est pas en soi une vertu. Mais ce n’est pas non plus un vice rédhibitoire, surtout quand il ne s’agit pas pour l’artiste de se draper dans quelque supériorité intellectuelle ou morale (comme put le faire parfois Bresson), mais simplement de créer en toute indépendance, vis-à-vis non seulement des compromis commerciaux mais aussi des attentes plus ou moins spontanées du public occidental. A Taïwan et dans certains autres pays extrême-orientaux, les films de Hou Hsiao-Hsien remportent un succès appréciable. Beaucoup y perçoivent des résonances majeures, historiques et sociologiques, que seule une connaissance du contexte local peut réellement permettre.

Avec Millenium Mambo, qui n’est pas le plus accompli de ses films, mais l’un des plus ouverts sans doute, le grand cinéaste nous propose une oeuvre plus aisément « lisible », et à l’universalité certaine. Son portrait d’une jeune fille taïwanaise d’aujourd’hui éveille des échos dépassant largement le cadre d’une culture ou d’un pays particuliers. L’occasion, peut-être, de découvrir le cinéma remarquable et très original d’un authentique artiste, à la fois témoin de son temps, poète de la forme et chantre d’une émotion d’autant plus prenante qu’elle se veut discrète et se loge volontiers là où on ne l’attend pas.

L’absence à soi-même

« Quand je consdère les jeunes d’aujourd’hui, déclare Hou Hsiao-Hsien, je trouve le rythme de leur vie, depuis la naissance, infiniment plus rapide que ceux de ma génération. C’est particulièrement vrai des jeunes filles: telles les fleurs, elles commencent à se faner au moment même où elles s’épanouissent. Le processus ne dure qu’un instant…  » Le cinéaste cite l’aphorisme suivant: « De toutes les feuilles qui sont emportées par le vent dans le ciel, il n’y en a qu’une qui s’arrête pour l’éternité au moment même où nous la regardons fixement avec compréhension et sympathie. »

Saisir un instant fugace, une brève épiphanie, tel fut le propos de Hou avec Millenium Mambo, film centré sur le personnage de Vicky. Cette très jolie jeune femme est « montée », encore adolescente, de sa province natale à Taipei, la capitale.

Une singulière absence à soi-même

D’abord accompagnée d’une copine de lycée, elle a trouvé de l’emploi dans un bar et s’est mise en ménage avec Hao-Hao. Plusieurs fois, Vicky a quitté ce jeune homme à la fois trop « cool » pour travailler et jaloux à l’extrême. Chaque fois, pourtant, elle revenait vers lui, comme par habitude, ou alors par dépendance, comme pour ces drogues que le couple consommait sans retenue. Un jour, ayant trouvé un job d’hôtesse dans un club fréquenté par le « milieu », elle a rencontré un certain Jack, un homme sympathique et généreux qui ne cherchait pas à lui faire rembourser en nature les largesses qu’il lui octroyait…

Cette trajectoire entre deux partenaires, nimbée de substances interdites et de questionnements intimes, c’est Vicky elle-même qui nous la raconte au passé (elle nous parle en voix « off », depuis l’année… 2011), et à la troisième personne (« elle fit ceci, elle pensa cela »). Le procédé induit un détachement propre au personnage, qui semble traverser sa propre vie avec indifférence, et que va épouser la mise en scène du film. Ceux qui ont vu le film d’Edward Yang (le réalisateur de Yi-Yi), tourné voici une bonne dizaine d’années et intitulé Une confusion confucéenne, se souviennent d’une jeunesse taïwanaise pressée de réussir professionnellement, de gagner plein d’argent et de le dépenser dans les produits dernier cri.

Millenium Mambo n’évoque plus aucune frénésie, mais une singulière absence à soi-même, une indolence confinant à l’inaction et un ennui que ne viennent même plus soulever les prises de drogues dites « récréatives » et les rythmes saccadés d’une musique jouée à plein volume dans les soirées techno. « J’ai vécu durant deux années dans les parages immédiats de jeunes de cette nouvelle génération, explique Hous Hsiao-Hsien: la plupart d’entre eux ne travaillent pas ou commencent tout juste à le faire; il y a en eux une instabilité qui pourrait être le reflet de l’instabilité globale régnant aujourd’hui à Taïwan. »

Une certaine distance

Si Hou a choisi de situer son film aujourd’hui, mais de le faire narrer à la troisième personne et en 2011, c’est « pour exprimer la distance que nous pouvons ressentir face à cette jeunesse, et aussi l’autre distance que cette jeunesse elle-même pourra sans doute prendre d’ici quelques années avec son propre passé. » Tourné sans plan trop précis, en mettant l’accent sur la spontanéité de ses interprètes, Millenium Mambo s’attache d’attentive manière au personnage de Vicky. Il devient ainsi le portrait remarquable d’une jeune femme évoluant au bord du vide, sans donner l’impression de se sentir concernée elle-même par ce qui lui arrive… ou ne lui arrive pas. La mise en scène de Hou Hsiao-Hsien observe, enregistre, se garde de toute manipulation. On ne ressent pas moins, à la vision du film, l’affection éprouvée par le cinéaste pour son insaisissable héroïne. Hou déclare en souriant qu’il « se reconnaît assez dans le personnage de Jack, l’adulte qui cherche tout le temps à aider, sans jamais y parvenir! ». Epousant la personnalité de Vicky, jusqu’à son ennui existentiel, la réalisation du film se dérobe à presque tout effet dramatique. Certains pourront « décrocher » devant ce spectacle inhabituel et apparemment ingrat. Ceux et celles que leur patience et leur curiosité pousseront à poursuivre percevront la fragile beauté, l’humanité perplexe et le style souvent superbe d’une oeuvre étrangement fascinante.

Louis Danvers

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