Une Intifada algérienne

Ils sont parmi les tout premiers habitants de l’Afrique du Nord, où ils vivaient bien avant la conquête arabe. Aujourd’hui, les Berbères peuplent une série de « poches » territoriales, sans continuité géographique, entre les confins égypto-libyens et l’océan Atlantique. C’est au Maroc qu’ils sont les plus nombreux, avec plus de 10 millions d’habitants. Leurs particularismes participent à l’attrait touristique du royaume chérifien. « Gazelle, tu viens prendre le thé sous la tente berbère? »: cette invitation souriante fait partie de la panoplie verbale adressée aux voyageurs en quête de dépaysement.

La situation des Berbères d’Algérie est beaucoup plus tendue. Avec environ 6 millions d’habitants, ils constituent pourtant une minorité importante, représentant plus de 20% de la population totale. Mais, en même temps, ils n’atteignent pas la « masse critique » nécessaire pour obtenir du pouvoir qu’il fasse droit aux revendications culturelles et linguistiques de ce peuple, principalement implanté dans trois régions montagneuses de l’Algérie: le Hoggar semi-désertique, l’âpre massif de l’Aurès et, surtout, la Kabylie, à l’est de la capitale.

Leur préférence pour les reliefs accidentés, d’accès difficile, s’explique en grande partie par la résistance qu’ils ont manifestée à tous les envahisseurs successifs de l’Algérie. Et ils n’ont pas manqué. D’abord, les Romains qui, loin de se limiter au littoral méditerranéen, ont poussé leur colonisation jusqu’aux steppes des hauts plateaux, laissant derrière eux des ruines somptueuses. Ensuite, les Arabes, qui n’ont pu islamiser les Berbères que tardivement et sans parvenir à faire disparaître leur langue, le tamazight, qu’ils pratiquent encore aujourd’hui. Enfin les Turcs et, surtout, les Français. Les Imazighen (pluriel d’ Amazigh, « homme libre », dans la langue de Voltaire) ont opposé à la colonisation une résistance farouche. C’est d’ailleurs sur l’un de leurs sanctuaires, l’Aurès, qu’a démarré, le 1er novembre 1954, la première insurrection politiquement organisée qui conduira, huit ans plus tard, au départ de la France. Tout au long de ces années, les Berbères de Kabylie ont payé un lourd tribut à la lutte de libération, en même temps qu’ils lui donnaient plusieurs de ses meilleurs dirigeants. Espéraient-ils en être récompensés par une reconnaissance de leur identité dans l’Algérie indépendante? L’après-1962 les a vite fait déchanter. D’abord sous Ben Bella puis sous Houari Boumediène (1965-1978), le pouvoir militaire a tenu les Berbères dans un mépris mâtiné de soupçons antipatriotiques: les Kabyles, suggérait une presse aux ordres du parti unique, nourriraient des velléités séparatistes.

Rien de tel, pourtant, lors du « printemps berbère » de 1980: ce mouvement populaire, né à la faveur de la relative détente qui a suivi l’ère Boumediène, formulait pour l’essentiel des revendications à caractère linguistique et culturel. Auxquelles le pouvoir n’a répondu que par une poursuite chaotique de l’arabisation à marche forcée dans l’enseignement et les principaux secteurs de la vie sociale et culturelle.

Et voilà que, soudainement, toute la Kabylie s’embrase, le 18 avril dernier, à la veille de la commémoration du « printemps » de 1980. A l’origine de l’incendie, une énième bavure policière: le meurtre d’un jeune homme dans un poste de gendarmerie. C’est en réalité la goutte qui a fait déborder le vase dans une région – et un pays – où le lot commun de la population se résume à une misère sans cesse grandissante, sur fond de lutte inefficace contre le terrorisme islamiste (environ 120 000 morts depuis 1992), d’abus constants des forces de sécurité, et d’une corruption généralisée au profit d’un pouvoir arrogant et d’une classe dirigeante qui s’enrichit de façon toujours plus ostentatoire.

« Vous ne pouvez plus nous tuer, nous sommes déjà morts! » crient les jeunes manifestants, souvent cagoulés et apparemment dépourvus de tout encadrement politique, à des forces de l’ordre qui n’hésitent pas à « tirer dans le tas ». Au bout de deux semaines, le bilan du soulèvement kabyle dépassait les 60 morts et plusieurs centaines de blessés. C’est la répression la plus féroce depuis les émeutes de 1988, qui s’étaient soldées par la mort de plus de 500 personnes… et la disparition du système du parti unique.

Il ne faut pourtant pas s’y tromper: les revendications identitaires sont reléguées à l’arrière-plan dans l’attitude de ces jeunes manifestants dont la colère se déchaîne contre tout ce qui, de près ou de loin, symbolise le pouvoir ou manifeste l’aisance des minorités enrichies. Les scènes observées autour de Tizi Ouzou, la métropole kabyle, ne sont pas sans rappeler l’Intifada palestinienne, où s’exprime la même audace désespérée de ceux qui ont le sentiment de n’avoir plus rien à perdre.

Plus qu’une révolte berbère, les événements de Kabylie préfigurent peut-être un soulèvement qui pourrait s’étendre à l’Algérie entière. La plupart des ingrédients en sont potentiellement réunis, puisque la colère kabyle répond aux mêmes raisons que celles qui vouent à la désespérance l’ensemble de la population. Deux ans après avoir été – mal – élu, le président Abdelaziz Bouteflika n’a réussi ni à endiguer la corruption et le favoritisme, ni à restaurer la sécurité après neuf années de guerre civile: la poursuite des massacres montre que sa politique de « concorde nationale » a largement échoué. Enfin, son malhabile discours télévisé du lundi 30 avril semble indiquer qu’il n’a pas compris l’ampleur du mécontentement populaire. Pour cet homme, qui ne représente que l’apparence du pouvoir derrière la toute-puissance d’un appareil militaire lui-même divisé, il est peut-être déjà trop tard.

DE JACQUES GEVERS Directeur de la rédaction

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