Une fondation en eaux troubles

Boris Thiolay Journaliste

Arros, l’île seychelloise des Bettencourt, a été cédée, en 2006, à une institution basée au Liechtenstein dont Le Vif/L’Express s’est procuré les statuts. Exotique…

L’île d’Arros, ses cocotiers, ses plages immaculéesà Et ses mystères juridico-financiers. Ce paradis seychellois, acheté en 1999 par Liliane et André Bettencourt, est, depuis le 20 novembre 2006, la propriété de la Fondation pour l’équilibre écologique, esthétique et humain, créée au Liechtenstein. Une fondation dont l’opacité entretient le doute sur les véritables motivations de ses administrateurs et bénéficiaires. Ses statuts – un document de 24 pages dont Le Vif/L’Express révèle le contenu – comprennent 30 articles, en français et en allemand.

Son but principal, stipulé dans l’article 4, est la  » préservation de biens immobiliers « . La fondation s’engage à  » protéger, améliorer et gérer des sites naturels, dont elle est propriétaire  » – mais aussi ceux  » qu’elle choisira  » à l’avenirà A condition, toutefois, qu’ils présentent une  » valeur d’intérêt général du point de vue esthétique, écologique et scientifique « .

Le nom d’Arros n’est jamais mentionné dans les statuts, mais la fondation est bien chargée de gérer l’île, ainsi que l’atoll voisin et inhabité de Saint-Joseph. Comme le précise l’article 5, son patrimoine  » pourra être augmenté [à] de manière illimitée par des versements [à] provenant du fondateur ou de tiers « . Cela s’est produit en 2008 : Liliane Bettencourt, qui avait déjà cédé la propriété d’Arros à la fondation, mais aussi perdu tout droit de regard sur celle-ci, lui a versé 20 millions d’euros, via un compte non déclaré à Vevey (Suisse).

Selon une source helvétique proche de l’enquête menée à la demande du procureur français Philippe Courroye, la fondation est en fait une structure  » dormante « , sans activité réelle. Une chose est sûre : l’héritière de L’Oréal paie toujours 1,7 million d’euros annuels pour assurer l’entretien d’Arros et en garder l’usufruit jusqu’à son décès. Et ensuite ? La fondation  » choisira « -t-elle d’autres sites naturels à  » protéger  » ?

Comptes occultes et travaux somptueux

C’est ce montage financier qui fait l’objet d’une  » enquête pour escroquerie et abus de confiance « . La justice cherche à savoir si, en 2006, Liliane Bettencourt avait bien mesuré les conséquences de l’opération. La plainte déposée par sa fille, Françoise, vise trois personnes : Me Fabrice Goguel, ex-avocat fiscaliste de Mme Bettencourt et maître d’£uvre de la fondation ; l’artiste François-Marie Banier, qui en est l’un des bénéficiaires ; Patrice de Maistre, le gestionnaire de fortune censé superviser les opérations financières.

Tout commence donc en 1999, quand les Bettencourt achètent l’île pour 18 millions de dollars, avec de l’argent dissimulé au fisc français. Leur nom n’apparaît pas dans la transaction, mais les opérations sont menées par leur avocat d’affaires suisse depuis trente ans, Me René Merkt. Au cours des années suivantes, l’île bénéficie de travaux somptueux. Montant de la facture : 60 millions d’euros, prélevés sur un compte occulte ouvert de longue date à la banque genevoise Pictet. Mais, en 2006, à la demande de l’entourage de Liliane Bettencourt, Me Merkt remet le titre de propriété d’Arros à l’un de ses confrères genevois, Me Edmond Tavernier. Ces deux avocats ont, depuis, été mis hors de cause. L’enquête porte désormais sur un épisode survenu quelques semaines après cette passation de pouvoirs.

En novembre 2006, l’avocat parisien Fabrice Goguel sollicite – sur  » instruction de Mme Bettencourt « , d’après lui -Me Tavernier pour créer une structure juridique au Liechtenstein. Dans quel but ? Faire disparaître l’île du patrimoine de sa cliente. C’est ainsi que la Fondation pour l’équilibre écologique, esthétique et humain est enregistrée, le 20 novembre, au registre du commerce de la principauté, sous le numéro 0002.207 960-0. Son capital est le minimum prévu par la loi : 22 500 euros.

Aujourd’hui, elle est pilotée par un conseil comprenant cinq membres cooptés. Parmi eux, deux Français : Me Goguel, qui en est le président rémunéré, et Laurence Medrjevetzki, une femme d’affaires à la tête d’une douzaine de SCI et de sociétés financières à Paris. Sollicités par Le Vif/L’Express, ceux-ci n’ont pas souhaité s’exprimer. Les trois autres membres du conseil sont des responsables de la Lexadmin Trust, une société de gestion de fortune qui représente la fondation au Liechtenstein. Cette dernière dispose aussi d’un  » protecteur « , Me Tavernier, garant du respect de ses statuts. Selon son article 4, si les  » circonstances économiques rendent impossible le but de la fondation « , elle peut effectuer  » à sa seule discrétion  » des donations aux bénéficiaires désignés : trois associations de lutte contre le sida, François-Marie Banier, puis, le cas échéant, son compagnon, Martin d’Orgeval. Toutes les personnes concernées ont affirmé ignorer qu’elles avaient été choisies comme allocataires.

Dotée au moins de 20 millions d’euros de budget, la fondation a de quoi voir venir. D’autant plus que ses bénéficiaires potentiels peuvent perdre leurs droits s’ils  » mettent en cause  » ses décisionsà En outre, aucune information concernant la fondation ne devra être transmise à  » des autorités étrangères, gouvernementales [à], fiscales ou autres « . Toutefois, ses avoirs  » peuvent être transférés à un trust [NDLR : l’anonymat des protagonistes est alors absolu] au Liechtenstein ou à l’étranger « . Coïncidence ? Lexadmin Trust, sa vitrine luxembourgeoise, est active dans plusieurs paradis fiscaux – Singapour, Panama, Saint-Vincentà L’île d’Arros : une perpétuelle invitation au voyage.

BORIS THIOLAY

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