Patricia Hearst, posant en tenue de combat devant le symbole de la SLA. Une image stéréotypée qui marque un tournant pour Lola Lafon. " A partir de ce moment-là, elle attrape la maladie qu'elle prétend combattre. " © RUE DES ARCHIVES

Une femme sous influence

Avec Mercy, Mary, Patty, Lola Lafon signe un roman ensorcelant autour du  » cas  » Patricia Hearst, qui se déploie ici dans toute sa complexité morale et son universalité à travers un dispositif narratif ingénieux entremêlant les voix de trois femmes. Sensible et troublant.

L’affaire a fait grand bruit à l’époque aux Etats-Unis. En février 1974, Patricia Hearst, petite-fille du magnat de la presse William Randolph Hearst, est kidnappée par un groupuscule d’extrême gauche, la SLA (pour Symbionese Liberation Army). Le pays tout entier se prend instantanément d’affection pour la jeune victime, 19 ans à l’époque. Sauf que très vite, à peine quelques semaines, la captive va épouser la cause marxiste de ses ravisseurs, jusqu’à changer de prénom et participer à plusieurs braquages de banques. Insupportable pour le peuple qui la piétine après l’avoir adulée. Sa famille ne veut pas croire à une radicalisation express. Il ne peut s’agir que d’un lavage de cerveau. Comment une fille effacée, sur le point de se marier, aurait-elle pu développer une conscience politique révolutionnaire, complètement à l’opposé des idées de son milieu, en si peu de temps ?

C’est en tout cas la thèse que comptent défendre ses avocats au procès qui se tiendra fin 1975. Pour mettre toutes les chances de leur côté, ils font appel à différents experts, dont en dernière minute l’Américaine Gene Neveva, moins pour son passé de militante féministe de gauche ou son statut actuel d’enseignante invitée dans une université des Landes en France, que pour avoir écrit un livre dérangeant sur ces villageoises blanches prises en otage par des Amérindiens aux xiie et xviiie siècles et qui choisissaient de rester dans leur  » nouvelle communauté « , où elles bénéficiaient paradoxalement d’une plus grande liberté de mouvement et de pensée en tant que femmes.  » Quinze jours pour trancher, qui est la vraie Patricia, une marxiste terroriste, une étudiante paumée, une authentique révolutionnaire, une pauvre petite fille riche, héritière à la dérive, une personnalité banale et vide qui a embrassé une cause au hasard, un zombie manipulé, une jeune fille en colère qui tient l’Amérique dans le viseur « , résume la narratrice quarante ans plus tard, magnétisée elle aussi par l’énigme Hearst.

Pour l’aider dans sa tâche, l’intellectuelle à l’aura magnétique engage comme assistante une jeune Française du coin, Violaine, chargée de résumer la masse de documents (coupures de presse, lettres, enregistrements audio de Patricia/Tania martelant qu’elle n’est pas manipulée, etc.) qu’on lui a envoyés, en suivant scrupuleusement l’ordre chronologique des faits pour épouser au plus près le cheminement de l’otage jusqu’au moment de bascule. Au fil des discussions entre l’élève et son mentor, laquelle alterne mots d’encouragement et opinions cinglantes, leur relation va évoluer d’une forme verticale, hiérarchisée vers des zones émotionnelles plus troubles, plus complexes, qui font apparaître une Neveva moins sûre d’elle, plus ambiguë aussi dans son rapport à la célébrité que pourrait lui apporter ce procès hautement médiatique, alors que Violaine, de son côté, perd peu à peu son duvet au contact de cette double rencontre déterminante : avec cette femme érudite à la réputation sulfureuse d’une part, avec cette fille de son âge désertant brutalement le droit chemin pour les sentiers rocailleux de la révolte de l’autre. Une sorte de dépucelage politique accéléré qui va déteindre sur sa propre identité, y faire germer les graines de la liberté et de l’insoumission, au risque de passer pour une marginale dans l’environnement provincial corseté du Sud-Ouest. La réplique en quelque sorte à distance du séisme provoqué par Patricia quand elle balance ses quatre vérités à l’Amérique tout entière.

 » Je savais que j’allais faire un dialogue entre deux femmes qui s’intéresseraient à quelqu’un de réel, mais je ne savais pas qui. Je voulais quelqu’un d’un peu paradoxal « , nous confie autour d’un thé, dans un bistrot du IXe arrondissement à Paris, une Lola Lafon détendue. On aurait pu s’attendre à ce que l’icône trouble des seventies soit le point de départ de cette aventure éditoriale, alors que non, elle est venue se greffer après. Comme si la romancière avait d’abord construit la carrosserie et puis cherché et trouvé le moteur qui s’insérait parfaitement dedans.  » La figure de Patricia Hearst, je l’ai croisée il y a longtemps dans la chanson de Patti Smith (NDLR : sur son premier single Hey Joe) sans y faire vraiment attention. Puis, je suis retombée dessus en préparant le roman et j’ai été frappée par l’universalité de ce personnage, son actualité et sa complexité.  » Un personnage idéal pour poser les questions qui fâchent : peut-on s’affranchir de son milieu ? Peut-on questionner le libéralisme sans en payer le prix fort ? Moins on l’écoute, plus Patricia durcit le ton dans des réquisitoires enflammés dénonçant le racisme endémique de son pays comme le cynisme inoxydable des puissants.  » Dis la vérité au peuple « , enjoint-elle à son père, qu’elle tient pour l’un des architectes de cette parodie de démocratie.

Retour de bâton

 » Elle met à mal quelques mythes tenaces en ouvrant les yeux sur les injustices qui l’entourent « , ajoute celle qui excelle à marier fiction et réalité et à traverser le miroir de l’histoire, comme elle l’avait déjà fait avec bonheur dans La petite communiste qui ne souriait jamais.  » Notamment que les parents ne sont pas toujours les personnes qui t’aiment le plus au monde. Elle voit sa mère qui porte le deuil alors qu’elle est toujours en vie, elle voit ses parents négocier le montant de la rançon, la marchander… Elle est milliardaire mais son monde est terrible, impitoyable.  » La perpétuation du système avant tout ! Et gare à celles et ceux tentés par la contestation, d’où qu’ils viennent.  » Au fond, rien n’a changé. L’élimination de l’ennemi, que ce soit les Native Americans hier ou la SLA ici, est mise en scène par l’Etat pour tuer dans l’oeuf toute tentative de fronde.  »

Pour saisir la vérité mouvante, spongieuse, de l’énigme Hearst, Lola Lafon fait circuler la parole entre les trois femmes – l’émancipée Gene Neveva, la timide Violaine et la narratrice qui a  » contracté  » le virus de l’insoumise des années plus tard, et refait le film au présent – en une succession de plans composant un portrait fragmenté d’une héroïne dont le mystère s’épaissit à mesure qu’il se révèle.  » On est incapable de dire ce qui est bien ou mal, ce qui est vrai ou faux. C’est l’histoire d’une victime qui est coupable. Mais qui est quand même victime…  » Une mise en scène qui abat les cloisons temporelles en jonglant avec le  » vous  » pour l’Américaine et le  » elle  » pour son assistante française dans une valse des subjectivités vertigineuse. De la haute voltige narrative pourtant terriblement fluide.  » Ça m’a pris un temps fou, reconnaît celle qui est aussi musicienne. Et ça m’a valu des moments de rage et de désespoir. Je me perdais. D’autant que je butais sur certaines questions : est-ce que Violaine comprend ce qu’elle est en train de faire ou pas ? Gene Neveva la manipule-t-elle ou pas ? J’ai pataugé et j’ai réussi à écrire quand j’ai accepté l’idée de ne pas savoir ce qui se passait entre ces deux femmes.  » Un roman envoûté et envoûtant sur le libre arbitre, sur les idéaux, sur la jeunesse, sur la transmission, sur la porosité de la vérité et sur la rigidité cadavérique de la société.

Par Laurent Raphaël, à Paris

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