une faim de mots

Avec Une forme de vie, la romancière nous entraîne dans une incroyable correspondance avec un GI obèse envoyé en Irak. Pure fiction ? Pour Le Vif/L’Express, elle révèle l’étonnante relation qui la lie à ses lecteurs et à l’écriture.

propos recueillis par marianne payot

Le personnage principal de votre roman est un GI obèse envoyé en Irak qui aurait lu nombre de vos livres. Vous êtes si célèbre que cela aux Etats-Unis ?

Amélie Nothomb : Non, pas du tout, j’y fais des tournées plutôt confidentielles, mais qu’un auteur belge soit traduit là-bas est déjà un privilège. L’Amérique est très importante pour moi, j’y ai vécu trois ans, entre la Chine populaire et le Bangladesh, à partir de l’âge de 8 ans. La genèse de ce livre est un petit article lu en février 2009 à Philadelphie sur une épidémie d’obésité dans l’armée américaine basée en Irak. Cela m’a intriguée, et a fermenté dans mon esprit. Comme je passe une grande partie de ma vie dans ce bureau à recevoir du courrier, j’ai imaginé, pour en parler, que ce type m’écrivait.

Avez-vous enquêté sur cette histoire d’obésité en Irak ?

Absolument pas, mes enquêtes sont  » intérieures « . Je deviens le soldat américain et j’écris deux, trois choses qui peuvent être vraies. Notamment que cette guerre n’a certainement rien apporté de bon à personne, ni à l’Irak ni à l’Amérique.

Cette obésité devient un véritable acte de sabotageà

A la base, le GI Melvin Mapple la subit, mais bientôt son état prend la forme d’un sabotage inconscient, il ridiculise l’armée. En fait, Melvin dit porter le corps de ses victimes en lui.

Pourquoi mettez-vous si souvent en scène des obèses dans vos livres ?

J’imagine que cela a un rapport avec mes propres troubles alimentaires, dont le plus notoire a été une sévère anorexie. C’était très désagréable, mais il y eut aussi des moments d’hallucination qui doivent être très proches de ce que ressent le boulimique après une crise : non du plaisir, mais un affreux réconfort. Le fait d’avoir vécu au Japon et d’avoir été une fanatique des sumos a joué également un rôle dans mon regard sur l’obèse, vu comme une espèce de demi-dieu qui fait peur.

Vous montrez une grande compassion, jamais de mépris. Vous êtes ainsi ?

Je suis allergique au mépris, à tous les mépris. Ainsi, je ne supporte pas ceux qui pensent que l’obèse, finalement, l’a bien cherché. Et puis je suis un être poreux. Les gens l’ont compris, car comment, sinon, analyser l’abondant courrier qui m’entoure ? Ma notoriété n’est pas une explication suffisante. Je suis victime de cette porosité, car je suis atteinte par leur souffrance. Sans savoir quoi faire d’ailleurs.

C’est votre problème, vous vous pensez  » investie de pouvoirs mystérieux  » alors que vous ne pouvez faire des miracles !

Il y a eu quelques cas de jeunes filles anorexiques que j’ai pu vraiment aider. Du coup, cela donne envie de continuer, mais il faut faire très attention. L’un des risques est d’encourir la haine de l’autre : lorsque, plein d’espoir, il constate que vous n’êtes jamais qu’un humain, alors je peux vous dire qu’il vous hait à un point inimaginable.

Vous dites avoir eu quelque 2 000 correspondants. Ne plus recevoir de courrier serait ne plus être aimée ?

Il y a eu un peu de cela à mes débuts, mais plus maintenant. Car aux accents d’adoration des premières lettres succède le plus souvent un ton plus désabusé. S’il s’agissait de se faire aimer, la politique la plus sûre serait de ne pas répondre.

Cette longue habitude a entraîné tout un cérémonial de l’ouverture du courrier que vous décrivez avec humour.

J’ouvre les enveloppes avec des ciseaux, je mets à droite celles que je n’ai pas envie de lire – souvent les plus longues – au centre, celles dont je ne connais pas l’écriture, et à gauche les meilleures, celles que je garde pour la fin, tel un dessert. Cela représente de quatre à cinq heures par jour, un gros mi-temps. On me demande un peu de tout, de l’argent, du travail, ou encore de faciliter un rendez-vous comme cette bonne s£ur belge qui souhaitait rencontrer Brigitte Bardot. Même avec toute la solidarité belge dont je suis capable de faire preuve, je ne sais pas comment on rencontre Brigitte Bardot ! J’ai eu aussi des requêtes pour Amélie Mauresmo, Jean-Michel Jarre, Sharon Stoneà

N’est-ce pas un engrenage chronophage ?

Je peux craquer un jour, c’est vrai. Et, comme je ne suis pas dans la demi-mesure, je pourrais tout arrêter. En fait, l’écueil principal réside dans la volonté de certains de me rencontrer. Là, je freine des quatre fers. Ils me disent :  » Mais alors, je ne suis qu’une relation de papier ?  » Pour moi, cette relation vaut en soi, elle n’a rien d’une amitié au rabais. Ce qu’on se dit par lettre ne se dira pas autrement. Dans Hygiène de l’assassin, il y a cette phrase :  » La parole et l’écrit se relaient et ne se recoupent jamais.  » J’adore toute cette correspondance, d’autant plus que j’en ai été longtemps privée – en gros, de 10 à 20 ans, il n’y a eu personne.

Personne ?

J’étais extrêmement seule. Jusqu’à 17 ans pour des raisons géographiques (mes amies perdues à l’étranger ne répondaient jamais à mes lettres), puis, à l’université, en Belgique, car j’étais incapable de me faire des amis. Maintenant, j’apprécie toutes ces relations, mais j’ai toujours ce problème de frontière : qu’est-ce qu’il m’intéresse de partager ? Prenez le dîner entre amis : neuf fois sur dix, je trouve qu’il s’agit de la chose la plus ennuyeuse de tous les temps.

 » Le langage est pour moi le plus haut degré de réalité  » : n’est-ce pas une des phrases clés du livre ?

Oui, je crois à ce qu’on appelle en linguistique la dimension performative du langage : la chose est réalisée quand elle est dite. Virginia Woolf l’a très bien énoncé :  » Il ne s’est rien passé aussi longtemps qu’on ne l’a pas écrit.  » Je n’ai eu ainsi l’impression de vivre vraiment ce qui m’était arrivé dans Stupeur et tremblements qu’à partir du moment où je l’ai écrit.

Quand votre vocation épistolière est-elle née ?

Elle m’a d’abord été imposée. Dès l’âge de 6 ans, mes parents ont exigé que j’écrive chaque semaine une page entière à mon grand-père belge que je ne connaissais pas. Je ne savais jamais quoi lui raconter – c’est le seul moment où j’ai eu l’angoisse de la page blanche ! J’ai fini par comprendre qu’il fallait commenter la lettre de l’autre, et c’est devenu un exercice très tamuldique, le commentaire du commentaire du commentaireà

Vous n’avez plus jamais eu l’angoisse de la page blanche ?

J’ai commencé mes romans à 17 ans et, à 42 ans et demi, je suis en train d’écrire le soixante-neuvième. Il vient toujours quelque chose, le robinet fuit continuellement.

D’où cette fluidité dans l’écriture ?

Si elle existe, elle vient d’une très grande pratique, rien ne permet de faire l’économie du travail du temps. A force d’écrire, je découvre tout ce dont on peut se passer : une phrase, quelques mots, une scène de présentation – les débutants en raffolent. On ne cesse de me demander des recettes, le seul conseil que je puisse donner, c’est de régler une difficulté d’écriture en écrivant. Ce n’est que dans l’action que l’on résout ses problèmes. Autre conseil : lire Lettres à un jeune poète, de Rilke.

Vous dites  » écrire dans l’ascèse et dans la faim « .

J’écris toujours à jeun, or j’ai toujours faim. Et l’ascèse, c’est se réveiller tous les jours à 4 heures, même l’hiver – j’ai essayé de travailler plus tard, ce n’est pas la même écriture. Je maudis mon destin ! Mais après avoir allumé la machine, c’est la volupté la plus totale. En vingt ans, je me suis donné une fois des vacances pour connaître le confort des gens normaux. Ç’a été l’horreur absolue, j’ai eu l’impression de revivre ma crise d’adolescence de 13 ans.

Que pensez-vous des auteurs qui proclament écrire dans la souffrance ?

Je crois que cette assertion est née, au xixe siècle, de la révolution industrielle, un moment de grande culpabilité chez les écrivains, d’où la posture :  » On ne descend pas à la mine mais écrire est un tourment. « 

 » Si j’écris comme une possédée, c’est que j’ai besoin d’une issue de secours.  » Qu’entendez-vous par là ?

Je ne sais pas à quoi je cherche à échapper. A moi-même ? Aux petits déjeuners familiaux ? Il y a toujours quelque chose à fuir. L’écriture peut aider à trouver la solution. Pour résoudre les problèmes, il me faut trouver les mots justes. Je vis dans l’idée qu’un répit va arriver, je continue de croire à l’apaisement possible.

Chez vous, les mots ne passent jamais par Internet. Pourquoi ?

J’ai une absence de désir, qui n’a rien à voir avec du rejet ou du mépris. Je suis le néant technologique total, et puis je suis frappée par la déperdition de qualité du langage, la pauvreté du vocabulaire utilisé dans les mails. Avant d’écrire une lettre, les gens réfléchissent à deux fois ; visiblement, là, ce n’est pas le cas.

Pourquoi faites-vous appel aux plus grands photographes pour illustrer les jaquettes de vos romans ?

Pour mon premier livre, en 1992, il n’était pas question de mettre une photo en couverture. A partir de 1996, mon éditeur a utilisé un bandeau avec une petite photo. Puis j’ai vu le portrait grandir, jusqu’à couvrir toute la couverture. Je ne suis pas sûre qu’il faille s’en réjouirà Du coup, je dis :  » Ah, vous voulez de l’image, alors vous n’allez pas être déçus.  » Autant s’amuser : on a fait appel à Pierre et Gilles – on était dans l’ordre du fantasme – au Studio Harcourt et, cette année, à Sarah Moon. Quel pied de nez, quand on a un physique assez moyen, comme moi !

A deux reprises, vous avez cru décrocher le Goncourt. Vous n’y croyez plus ?

Plus vraiment et, je vous le jure, sans aucun dépit. D’ailleurs, on m’a souvent dit que la meilleure partie de la vie des écrivains est celle qui précède l’obtention du Goncourtà Cela dit, je fais partie de ceux qui se réjouissent des prix automnaux. Aussi longtemps que cela passionnera les gens, cela voudra dire qu’on s’intéresse à la littérature.

Une forme de vie, par Amélie Nothomb.

Albin Michel, 176 p.

propos recueillis par Marianne Payot

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